Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Si le Mont GellÉrt entrait en Éruption…

Écoutez, je n’aime pas être un oiseau de malheur, ni le prophète Jérémie, ni le professeur Spengler qui prédit l’écroulement de l’Europe. Moi, tout simplement et en toute modestie, j’attire votre attention sur certains signes bizarres que la géologie et la météorologie modernes ne pouvaient pas non plus ignorer : dans le ventre de la Terre on peut aujourd’hui observer les mêmes mouvements qu’il y a deux mille ans, lorsque son esprit furieux a englouti des villes et des civilisations florissantes en l’espace de quelques minutes sous une montagne de lave pétrifiée.

Chacun connaît l’histoire de Pompéi et d’Herculanum. En l’an 71 après J.C. la lave du Vésuve a recouvert ces villes – c’est vers le milieu du siècle dernier qu’on a commencé à fouiller sous ces pierres figées – la pluie de lave a détruit toute âme vivante pendant les occupations quotidiennes et parmi les cadavres humains et animaux, plus d’un fut retrouvé dans la position de son activité habituelle : la paysan tenant sa charrue, la femme devant son miroir.

Je ne veux effrayer personne, il fait déjà assez chaud dehors. Mais un homme prévoyant qui en plus possède un certain sens esthétique et tient à faire un beau cadavre, doit tenir compte de toutes les éventualités. Mon Dieu, le Mont Gellért se comporte avec une discrétion remarquable depuis ces quelques milliers d’années, mais on dit que les savants connaissent quelques commérages de sa vie précédente préhistorique qui prouvent, surtout si l’on ajoute ses formes aujourd’hui encore très désirables, que mine de rien, il devait être un sacré volcan jadis. Que se passerait-il s’il perdait la tête une nouvelle fois pour sa vieillesse ? Ce genre de choses arrive.

Une éruption volcanique du Mont Gellért recouvrirait en quelques minutes la ville de Budapest d’une couche de lave. Eh bien, Messieurs-Dames, et surtout ceux d’entre vous dont la vanité vivra au-delà de la tombe, les officiels, prétendants et exigeants légitimes de l’immortalité, vous hommes célèbres qui aimeriez que votre nom soit préservé dans ‘histoire de la politique et des arts – avez-vous songé à ce qui arriverait si non seulement votre nom, mais aussi votre forme corporelle, votre enveloppe terrestre restait préservée, à l’issue d’un tel épouvantable cataclysme, pétrifié comme une statue sculptée de votre chair et de vos os ?

Il serait bon d’y penser.

Parce que si non – assumeriez-vous la responsabilité que dans deux mille ans les responsables des fouilles de Budapest vous récupèrent les uns après les autres pour illustrer le monde tel qu’il était avant, que faisait la société de Budapest, disons, le 28 juillet de l’année X… à huit heures du soir, au moment de la catastrophe ?

Assumeriez-vous la responsabilité de la position dans laquelle la lave vous aurait surpris, pérennisant un instant que vous croyiez éphémère ?

Voyons – serez-vous digne de l’illusion, des rêveries sur nous-mêmes avec lesquelles vous aurez osé espérer l’immortalité, si la statue modelée sur vous-mêmes, vous représente de cette façon, dans votre activité ordinaire ?

Voyons. On trouve Jenő Heltai et László Beőthy assis face à face, Beőthy fixant le sol devant ses pieds, les yeux exorbités, Heltai affichant un sourire ironique victorieux. Le savant menant les fouilles constate qu’il devait s’agir de deux soldats en combat, on trouverait même dans les débris quelques anciennes armes, des disques en formes de briques, avec des ornements de couleur, Pique, Carreau, Cœur et Trèfle.

Feri Kiss aura un échiquier devant lui dont on devinera sans tarder que c’était le fameux Maróczy. En revanche on découvrira à propos de Lóránt Hegedűs que la lave a atteint pendant qu’il discourait sur la scène du théâtre, qu’il devait être un comédien populaire.

Béla Salamon est retrouvé en train d’écrire sa grande œuvre historique, tel jadis Thucydide. Après un long travail de recherche, les archéologues déclarent avec joie que le grand savant en était justement au chapitre dans lequel il soulève le souvenir de Radó, le plus grand acteur de cabaret de son temps,

Les fouilleurs trouvent aussi une championne d’aviron et de natation entre les écumes pétrifiées du Danube – ils songent d’abord à mademoiselle Ederle dont la célébrité est toujours vivante, mais Mathias Feldius XXXIX dont la famille garde les vieilles traditions de la malédiction de l’ancêtre, déclare dès la première vue qu’il doit s’agir de Sári Fedák.

En suivant ses traces, non loin de là ils retrouvent l’ancêtre Mátyás Feld lui-même. Il est l’unique personne qui n’a pas cessé son activité à l’envahissement de la lave – il s’est immédiatement assis et s’est mis à écrire une pièce sous le titre de Les dernier jours de Herr Kulan, jusqu’à être totalement submergé.

De même que dans l’arène des héros de Pompéi, ils trouvent aussi un gladiateur. Il lève des haltères, il enseigne à ses jeunes étudiants comment préserver la santé du corps et de l’âme – longtemps ils n’arrivaient pas à éclaircir son identité, jusqu’au jour où un sonnet de Gyula Pekár, le poète rêveur, révèle que la personne n’est autre qu’Imre Farkas.

Selon les indications d’un "Nouvelle Génération" pétrifié, ils retrouvent et nettoient la vieille synagogue que la revue citée ici fait connaître sous l’intitulé Les journaux Athenaeum et Est – c’est ici qu’ils retrouvent l’idole pétrifiée du Grand Rabbin Zsigmond Móricz. Il est en train de s’entretenir avec le délégué du Parti Paysan, Kálmán Rózsahegyi.

À partir de notes d’époque ils s’efforcent de retrouver Dezső Szomory – à leur grande surprise ils le retrouvent en deux exemplaires. Il est impossible de déterminer lequel est le vrai et lequel est celui que le grand sculpteur a taillé de lui-même. Finalement, en se souvenant des chants des violonistes qui encensent la modestie légendaire du grand homme, ils prennent le plus beau pour l’original.

Ils trouvent aussi une place encore chaude. Ils déterminent à grand peine que c’est Ferenc Molnár qui l’avait laissée derrière lui. Quant à ce dernier, même les fouilles de tout Budapest n’ont pas permis de le retrouver.

Nous trouvons en revanche le héros intrépide de la liberté, Géza Feleky. Il prend justement d’assaut son Bicarbonate de Soude, la vieille citadelle.

Ils trouvent un banquier en train de signer sa correspondance commerciale, sous le nom de Menyhért Lengyel. Ils trouvent un reporter en train d’interviewer le portefaix du quartier en la personne de Dezső Kosztolányi. Ils trouvent un ingénieur du nom de Jenő Törzs en train de construire une maison, et un chauffeur sous le capot de sa voiture, un certain László Fodor.

Ils ne trouvent pas un seul écrivain, artiste, créateur intellectuel dont la profession se laisserait deviner parce qu’au moment de la catastrophe il aurait exercé son métier – à supposer que je réussisse d’achever le présent modeste petit chef-d’œuvre, avant que le Mont Gellért n’entre en éruption.

Mais la même chose vaut aussi pour les lecteurs !

 

Színházi Élet, n°34, 1927.

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