Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Veste et gilet[1]

Question circulaire monstre du numéro de Noël de Színházi Élet

 

L’habit fait le moine…

Sagesse millénaire, vérité millénaire…

*

C’est cette idée merveilleuse qui flottait devant les yeux de l’esprit du collaborateur de Színházi Élet quand, se retournant dans son lit par une nuit d’insomnie, il se demandait quelle serait l’idée, le problème qui mobiliserait pareillement tout homme vivant, héros de l’action et de la raison, de tout plan et de tout projet, de toute joie et de toute souffrance et le pousserait à la recherche d’une solution ; quelle question ou enquête ouverte pour déchiffrer le secret du sphinx, susceptible de faire parler, propre à arracher une déclaration à tous les esprits pionniers de la planète, afin d’offrir un cadeau de Noël à sa majesté le Saint Abonné, tel qu’il n’en a jamais reçu dans l’histoire séculaire du journalisme ?

L’éventualité d’innombrables questions lança son éclair. Qu’y aura-t-il dans six mille ans sur la Terre ? Que trouvait-on ici il y a vingt mille ans ? Vers quoi évoluera l’humanité ? Pour quel idéal vaudrait-il la peine de mourir ? Pourquoi la queue du lapin est-elle courte ?

On a déjà vu tout cela. Rien de tout cela ne parviendrait à faire parler tous les Grands et Célèbres sans exception.

Et alors, dans son sommeil, il est tombé sur la Vraie Question, la question des questions.

*

Probablement t’est-il apparu à Toi aussi, Majesté, abonné mâle actif, et à Toi également, Majesté, abonnée femelle passive, merveilleuse imperfection de l’Univers, (que le coin de ton tabouret soit humblement baisé par le dernier de tes serviteurs, la Rédaction pliée en sept) – probablement t’est-il apparu à Toi aussi, quel jeu merveilleux des chambres secrètes du cœur humain ainsi que l’ensemble des concerts des forces qui gèrent notre destin, forces décisives, quel est ce Secret particulier et irraisonné dont les indications conduisent certaines personnes à se dévêtir de façon à ôter simultanément la veste et le gilet, tandis que d’autres à ôter d’abord la veste et seulement ensuite le gilet.

D’où vient la différence ? Pour quelle raison ? Qu’est-ce qui est correct ? Où réside la vérité ?

Notre collaborateur a entrepris un voyage autour du monde pour inviter à prendre position dans cette question brûlante à tous ceux qui comptent parmi les vivants.

Sa tâche ne fut pas aisée. Il n’est pas facile d’approcher les grands de ce monde, et encore plus difficile est d’arracher un discours, une déclaration à ceux dont un seul mot se grave généralement avec un poids considérable dans le mouvement orbital de la machine universelle.

Argent et peine n’auraient pas suffi, tous ces milliards que Színházi Élet, sans épargner aucun sacrifice, a investis dans cette entreprise, sans trouver un argument devant lequel tous se sont pliés !

Quand ils apprirent qu’il s’agissait de Toi, Abonné Payant Cent Fois Béni de notre hebdomadaire, spécimen humain, chef-d’œuvre de tous les temps et de toutes les contrées, ils voulurent bien s’acquitter sans tarder de leur réponse sacrificielle en s’agenouillant humblement devant l’autel de Ton Cœur Sacré.

Voici donc les réponses !

 

EINSTEIN

Selon votre demande, j’ai étudié la question – voici comment je pourrais périphraser brièvement le résumé de mon ouvrage en deux volumes traitant le sujet, sous forme de vulgarisation compréhensible par tous.

Afin d’entrevoir la chose dans une optique correcte, nous avons le libre arbitre de considérer le gilet ou la veste comme le centre du système veston-gilet, de la même façon qu’il nous est relativement indifférent de savoir si c’est la Terre qui tourne autour du Soleil ou le Soleil autour de la Terre. Pour le profane il peut sembler bizarre à première vue que dans certains cas il convienne d’ôter le gilet avant, je dis bien avant, le veston – mais nous n’allons pas tarder à comprendre cette logique grâce à une populaire expérience par la pensée. Imaginons un gilet si grand qu’un de ses bords touche la constellation Vega et son autre bord serait constitué par le point où un train filant à vive allure atteindrait le rayon lumineux provenant du sens inverse, rayon qui aurait traversé un tube long de cinq millions de mètres et large d’un demi-million de mètres – dans ce cas pour l’homme qui regarde les trois manches de la veste depuis le fond de la mer et debout sur la tête, en l’occurrence la manche gauche, la manche droite et la manche dos, l’ouverture du gilet semblerait si grande qu’elle permettrait de passer la veste tout entière.

Je crois que j’ai réussi à m’exprimer suffisamment clairement, à la portée de tous.

 

 

HINDENBURG

Il est incompatible avec le caractère allemand d’écorcher deux peaux d’un même renard ! Le cœur allemand, la colonne vertébrale allemande, la volonté allemande ne tergiversent pas ! Une volonté, un homme, une parole, une morale – une veste, un gilet ! Nous les arrachons ensemble d’un seul geste, nous les séparons d’un seul geste, si c’est la volonté de Wotan le Tonnerre ! Und nun, lieber Freund, ruhe sanft, sanft, sanft ![2]

 

SIGMUND FREUD

Celui qui s’est consacré ne serait-ce qu’un peu à la symbolique de la méthode psychanalytique, reconnaîtra sans difficulté aucune les causes secrètes qui font que certaines personnes nerveuses (pseudo-névrotiques) se débarrassent à la fois de la veste et du gilet. Chez certains peuples sauvages subsiste aujourd’hui encore la coutume de scalper la tête ennemie avec les cheveux dessus, à l’occasion de fêtes nationales. Ces fêtes nationales coïncident exactement avec le stade présexuel du développement de l’âme humaine – rien n’est donc plus vraisemblable, étant donné que le malade qui retire simultanément la veste et le gilet veut en réalité punir son oncle par cet acte, sur lequel il transfère ses antipathies d’épanouissement du désir nourri envers sa propre cousine non encore née, avec signe + ou – inversés, moins sept, plus huit, racine carrée de la libido sadomasochiste. 

 

TROTSKI

Lorsque l’ordre mondial capitaliste a décidé qu’il exploiterait les masses prolétariennes, il a instauré pour principe économique la méthode de petit travail grand profit. Tout capitaliste qui retire séparément la veste et le gilet, retire par là même une portion congrue du salaire de l’ouvrier, puisqu’il aurait aussi bien pu les retirer ensemble. Seul le règne universel du quatrième ordre pourrait y remédier.

 

BERNARD SHAW

Les Anglais ôtent plus volontiers la pudeur que la veste – ils portent à l’intérieur le gilet, à l’extérieur la nudité. Toute apparence est trompeuse, mais tout tricheur n’est pas apparent. Un homme plus intelligent que moi comprendrait cela, mais hélas il ne s’en trouve pas présentement dans le monde, donc je me désintéresse de mon opinion.

 

GALSWORTHY

Un gentleman ne donne pas de déclaration sur les coutumes intimes d’autres gentlemans, même si ces derniers ne sont pas suffisamment gentlemans pour le lui interdire.

 

REINHARDT

Nous ne discourons pas, nous travaillons. Il convient de faire ressortir l’importance de la tension dramatique, quand l’homme les ôte ensemble ou quand il les ôte l’un après l’autre. J’ai déjà fait écrire le sujet par Hofmannsthal sous la forme d’un mystère médiéval – cela fera l’objet du Festspiel de Salzburg l’année prochaine. L’Homme qui l’Ôte sera joué par Moissi, le Gilet par Jannings, la Veste par Mosjoukine et le Bouton accessoire par Ida Roland.

 

L’EMPEREUR GUILLAUME

Seul le bonheur vaut quelque chose en ce monde : j’ai compris cela dans ma solitude – je vous prie de communiquer cette pensée à l’univers : il fait bien plus chaud en été qu’en hiver, par conséquent en été on n’a pas besoin de gilet.

 

CAPABLANCA

À mon avis c’est une faiblesse de les retirer en même temps – il est vrai qu’on étaye par là même l’aile gauche de la veste, mais on se met en position défavorable du côté de la reine, ce qui en phase finale, une fois qu’on s’est déjà dépouillé et de la veste et du gilet, se retournera contre nous. Si Alékhine a quand même réussi ce coup, c’est parce que je n’ai pas fait attention.

 

TUNNEY

Comment ça, il le retire ? Qu’il le retire ! Moi je l’ai déjà retiré ! Allons-y – premier round – ouste !

 

DEMPSEY

Je vous en prie – attendez ! Le temps que ce monsieur compte jusqu’à neuf, je l’ai déjà remis !

 

EDISON

Un de mes collaborateurs est en train de fabriquer un appareil qui par une seule pression sur un bouton rend inutile premièrement d’ôter péniblement et la veste et le gilet, deuxièmement la veste et le gilet eux-mêmes, troisièmement l’homme même qui les retire.

 

LINDBERGH

La veste, naturellement on la retire à New York, et le gilet à Paris. Donc à peu près en même temps.

 

MUSSOLINI

La veste et le gilet peut-être, mais la chemise jamais ! Le tigre italien arrache avec ses griffes somptueuses l’orgueil consacré de notre justice sanglante dans les quatre directions du monde ! Tremblez, ennemis !

 

CHAPLIN

Demandez-le à ma femme. Ce sera comme elle le voudra. Un bon mari ne retire son gilet que si cela plaît à sa femme. Je proteste contre l’énormité du montant des dommages et intérêts que l’on m’imposera sous prétexte que je n’ai pas répondu à votre question à la façon qui lui aurait plu.

 

STEINACH

Votre question se voulait-elle peut-être une allusion à ce que nos patients ne sont pas assez agiles pour retirer les deux à la fois ? Veuillez aller chez Voronoff dont le procédé de rajeunissement nous paraît un peu trop juvénile.

 

FORD

Écoutez, pendant que vous posez toutes vos questions, vous auriez pu ôter puis remettre trois fois vos vêtements. Ce n’est pas du travail. Chez moi, en une seconde trois mille hommes les ôtent vingt-neuf fois.

 

JOSÉPHINE BAKER

Qu’est-ce que c’est, un gilet ? C’est ce qui se trouve sous la veste des hommes ? Oh, oh ! Je n’en ai jamais vu des comme ça. Ça ressemble à quoi ?

 

Et enfin :

 

BÉLA KOLOS MANGOLD

Pardon – je crois que toute la question est hors sujet. À partir de l’année en cours un homme correctement habillé ne porte plus du tout de gilet.

 

Színházi Élet, n°52, 1927.

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[1] Cette satire apparaît aussi sous le titre Interview dans le recueil Vous écrivez ainsi.

[2] Et maintenant cher ami, tout doux, tout doux !