Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Tient lieu de
faire-part
Tient lieu de faire-part… Les
personnes qui utilisent habituellement cette formule paraissant sans âme sont
celles qui, à la suite d’un deuil ou d’un événement familial réjouissant, sont
en trop grand nombre importunées de lettres par les compatissants ou les
congratulateurs. « Tient lieu de faire-part » - cela signifie par une
allusion fine et discrète : je te prie de ne pas m’en vouloir, mais tant
de gens me harcèlent que je n’ai pas le temps de me consacrer à toi séparément ;
je t’ai bien aperçu, mais, n’est-ce pas, le décès de la chère tante Málcsi a
été l’occasion de mettre en lumière que tant de personnes nous connaissent et
nous estiment, que nous sommes dans l’incapacité de répondre à chacune…
J’aimerais éliminer tous les arrière-goûts de cette formule
le jour où moi-même ressens la nécessité d’en user. J’aimerais que ma sincérité
complète et émue soit prise au sérieux par les personnes concernées, lorsqu’à
la place de toute autre notification je leur exprime ma reconnaissance de la
compassion infiniment sympathique et infiniment aimable que…
Mais trêve de discours, le lecteur risque de ne pas
comprendre ce dont il s’agit. Je dois avouer quelque chose au préalable, pour
que les gens puissent apprécier le trop-plein de gratitude qui me pousse à
cette formule « tient lieu de faire-part »…
En l’occurrence… maintenant je le reconnais franchement et je
le déclare, moi-même je ressens comme maladive cette atmosphère pessimiste, et
même, n’ayons pas peur du mot : cette inclination misanthropique qui ces
derniers temps m’a envahi. Je ne dis pas que je n’en avais pas toutes les
raisons. J’aurais pu aussi développer une petite manie de persécution. Je vous
prie de me croire, on est envahi par tant de déceptions désagréables, surtout
si l’on est naïf et de bonne foi comme je l’ai toujours été, et si l’on est
incapable de supposer du mal des peuples. Écoutez, je ne veux pas parler de la
guerre, dans laquelle il s’est avéré que dans de nombreux cas les peuples ont
témoigné d’une attitude carrément hostile les uns envers les autres. Mais même
depuis le traité de paix, lorsqu’on aurait pu croire qu’ils se sont enfin mis
d’accord, dans des cas innombrables j’ai dû constater que certains éléments ne
rechignent pas à s’asticoter. Je me suis longtemps cassé la tête pour
comprendre quelle pouvait en être la raison, jusqu’à trouver enfin cette raison
dans l’égoïsme et la course aux intérêts (si vous me permettez cette expression
brutale) avec lesquels les gens donnent généralement la priorité à leur propre
cause, plutôt qu’à l’intérêt raisonnable de leur prochain. Cela m’a d’autant
plus étonné, que déjà dans les saintes écritures et d’autres endroits les gens
étaient explicitement invités à s’entr’aimer. Je n’arrive pas à me l’expliquer
autrement qu’ainsi : tout le monde n’a peut-être pas lu les passages
concernés, ou ils les ont lus, mais trop superficiellement et ils les ont
oubliés. Sans quoi je devrais vraiment beaucoup m’étonner.
Bref, ces observations m’ont mis de passablement mauvaise
humeur ces derniers temps. À plusieurs reprises j’ai eu l’occasion de vérifier
que certaines personnes, voire institutions, ne tenaient absolument pas à cœur
le respect de ces conditions qui m’auraient rendu heureux ou tout au moins
satisfait. Avec le temps j’ai découvert que beaucoup d’autres en étaient au
même point que moi, et qu’ils n’hésitaient pas d’exprimer leur insatisfaction.
Il y a eu bien sûr certaines exagérations, ainsi par exemple certains journaux
se sont permis de faire courir le bruit que même les autorités,
l’administration publique et le gouvernement, qui pourtant étaient réunis
expressément dans le but de veiller au bien être des peuples et le promouvoir,
que même eux ont commis certains manquements en la matière. Naturellement je ne
suis pas allé aussi loin dans ma misanthropie, mais il me semblait indubitable
que la bonté humaine, l’amour et la prévenance ont à certains égards décliné
dans la société. Écoutez, quand on entend à tout bout de champ qu’il existe
certains individus qui même dans le cadre de la vie familiale attisent des
déséquilibres. Que certaines femmes par exemple considèrent que leur
distraction passe avant, mettons, l’avancement de leur mari dans la société. Je
ne veux insulter personne, mais il n’est alors pas étonnant que l’on enrage.
Mais je vous dis, moi, que tout cela concerne le passé.
Depuis deux mois, depuis que mon nom est entré dans l’annuaire des téléphones,
j’ai traversé de grandes transformations. J’ai dû me rendre compte que, Dieu
merci, je me suis trompé : la bonté et l’amour n’ont pas dépéri en ce
monde, ils sont seulement entrés en latence, par conséquent les pessimistes et
les misanthropes sont dans l’erreur.
La chose a commencé par une lettre tapée à la machine dont le
ton et le contenu m’émeuvent encore quand j’y repense. Un bienveillant inconnu
m’avertit qu’il a ouï dire que je suis nerveux et exténué. « Vous êtes
nerveux et fatigué », écrit-il, « votre organisme est dégradé.
Pourquoi ne vous adresseriez-vous pas à nous en toute confiance ? »
J’ai été frappé par la franchise et la droiture crues de l’auteur de cette
lettre, qui vraisemblablement m’observait depuis longtemps avant de se décider
à mettre le sujet sur le tapis. Il m’observait depuis longtemps, mais il ne
s’est manifesté que quand il a senti qu’il avait trouvé la solution. Car dans
les paragraphes suivants de sa lettre il m’apprend avec joie que je ne dois
plus me tourmenter, il existe un certain médicament qu’il m’enverra, pour me
faire plaisir, sous emballage discret, contre remboursement. Il aurait
longtemps été préoccupé par le souci de me sauver, et voici ce qu’il me
propose.
Je n’étais pas encore revenu de mon émotion, lorsque me
parvint une seconde lettre. D’un admirateur inconnu. « Vous ne faites pas
de gymnastique, vous allez ramollir, vous prendrez des kilos et un ventre, vos
cheveux blanchiront prématurément et vous ne tarderez pas à dépérir. Pourquoi
ne pas soigner votre corps ? Mens sana in corpore sano. Dès demain nous
vous enverrons notre "Pâte à repasser la colonne vertébrale", vous vous
en frotterez vos reins dix minutes chaque mois, et deux semaines plus tard vous
sauterez allègrement par-dessus les montagnes ».
Une troisième missive me fait savoir, avec la sévérité d’un
père secouant son enfant de la torpeur, que d’après ses observations
« votre logement est sale, véreux, désordonné et puant. Cela ne peut pas
continuer. La raison en est que vous négligez vous-même et votre famille, parce
que vous buvez de l’eau stagnante dans laquelle fourmillent, comme on le voit
sur l’illustration ci-jointe, des centaines de milliers de bactéries.
Ignoreriez-vous l’existence d’un appareil portant le nom de Stromboli, avec lequel même un enfant
est capable de préparer deux litres d’eau pure et saine ? Passez
immédiatement votre commande, mais ne tardez pas car nos stocks sont
limités. »
Et ainsi de suite. Chaque jour apporte son courrier dans
lequel il s’avère que tout un tas de gens peinent, se tourmentent, travaillent
et s’ingénient pour être, à la place de feu mon père et de feu ma mère, un bon
père et une bonne mère du pauvre orphelin que je suis, et qui se laisse,
impuissant et inexpérimenté, trimballer par le sort – ils pensent à moi dès
qu’ils ont inventé quelque chose qui pourrait rendre la vie meilleure et plus
agréable.
Que Dieu les bénisse pour leur bonté, de m’avoir consolé,
d’avoir mon destin à cœur !
Ces lignes tiennent lieu de faire-part. C’est les larmes aux
yeux que j’exprime ma gratitude à mes bienfaiteurs inconnus pour leur
sollicitude.
Pesti
Napló, 13 septembre 1927