Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

monsieur le rÉdacteur

Scènes de la vie d’un auteur débutant

afficher le texte en hongrois

Mon cher jeune ami !

Ami poète, ami écrivain, ami rédacteur ou comment dois-je vous appeler pour me racheter du sentiment embarrassé et gauche dans lequel je vous ai laissé quitter mon bureau hier après-midi après que vous avez déposé le discret manuscrit sur ma table, et moi j’ai maugréé, évitant votre regard : entendu, je le lirai, repassez sous huitaine.

Mon très cher ami, je vous le fais savoir par la présente, ne repassez pas sous huitaine, laissons tomber cette affaire, d’accord ?

Ce manuscrit, je ne l’ai pas lu et je ne le lirai pas – je préférerais discuter avec vous, sans même savoir ce qui se trouve dans le manuscrit – si c’est un poème ou une nouvelle, une pochade, un drame ou un scénario de film – ou ni l’un ni l’autre, mais un genre inouï, encore inconnu, que vous avez été le premier à découvrir afin de me dévoiler votre belle âme.

Je ne veux pas savoir ce que vous vouliez savoir, la question que vous m’avez posée en me regardant dans les yeux avec courage, m’affrontant un instant résolument : est-ce que je vous considère comme un génie ou un barbouilleur de papier ?

Non, je ne veux pas que votre manuscrit s’immisce entre nous deux et gâche ce qui, en vous, était une si chère et sainte aspiration, si chère et sainte et immortelle, du début jusqu’à la fin des temps, en nous tous, génies ou barbouilleurs – aspiration d’exprimer en mots, sauver du dépérissement ce qui dépérit, ce serait dommage en effet.

J’aimerais seulement dissiper votre mauvais sentiment, mon cher ami, écrivain débutant. Cette inquiétude gênée, pénible, avec laquelle vous avez redescendu l’escalier, et dont vous vous imaginez que personne ne la connaît, que ça n’intéresse personne, et que vous êtes seul dans ce monde méchant, gris et dur.

J’aimerais vous faire comprendre que je ne l’ignore pas, je la connais et elle m’intéresse. J’aimerais vous communiquer en quelques images rapides qu’il n’y a rien d’étrange là-dedans, que ce sont des choses humaines, dont vous ne devez aucunement avoir honte, vous devez au contraire lever la tête et vous considérer supérieur aux autres, que les poèmes ou les nouvelles, les faits divers ou les tragédies humaines que vous avez laissés sur mon bureau soient bons ou mauvais.

Je n’ignore pas vos préoccupations douloureuses, honteuses – et j’aimerais vous prouver que je les connais. Je connais bien la contrainte pénible avec laquelle vous vous torturez dans les minutes humiliantes, afin d’essayer d’imaginer l’effet qu’ont pu exercer sur moi votre apparition et vos manières – et l’effet qu’exercera sur moi ce que vous avez déposé sur ma table. L’horreur qu’on vous qualifie de rimailleur, un de ces personnages malheureux, comiques, que vous-même avez raillés dans des journaux satiriques allemands et des sketchs hongrois, et que tout le monde, artiste ou bourgeois, méprise et humilie plus cruellement qu’un cambrioleur pris sur le fait ou un escroc au lourd passé.

Écrivain débutant, ami poète – tête haute !

Tête haute, même si ces pauvres poèmes sont mauvais, tête haute, vous n’avez aucune raison d’avoir honte !

Assumez ouvertement et courageusement : je suis un poète !

Et lancez fièrement aux yeux du "bourgeois ventru" qui (comme chacun sait) serait lui-même trop stupide pour juger votre poésie mais, quand nous, experts, la trouvons mauvaise, il rigole à vos dépens supérieurement et grassement – lancez fièrement aux yeux du banquier insolent et stupide : je suis poète, même si je suis mauvais poète – mais qui es-tu, toi ?

Tu n’es rien parce que tu n’as même pas essayé d’être poète !

Ce que j’ai voulu, ce que j’ai rêvé, c’était vrai et beau, c’était une aspiration généreuse, c’était le plus et le plus grand qu’un homme puisse faire : oublier ses intérêts physiques, sa petite vie personnelle, tenter au moins de prendre part au gigantesque effort pour libérer l’espèce humaine de son destin qui est de dépérir sans laisser de trace dans la poussière dont elle a été tirée. Pourquoi serais-je, moi, ridicule – pourquoi pas plutôt toi qui n’as même pas aspiré à quelque chose de plus beau et de plus grand, toi qui cherchais seulement à te remplir la panse et à étreindre les hanches de la femme que tu as achetée dans un mariage d’intérêt ? Tu ricanes de moi parce que je me casse la tête pour des rimes, pendant que tu as choisi un métier et as savamment calculé si dans la conjoncture du moment tu devais commercer plutôt des peaux ou des pâtes alimentaires !

À qui as-tu procuré de la joie ?

Moi je n’ai nui qu’à moi-même – mais en quoi as-tu été utile à autrui ?

Tu n’as aucune raison de te moquer de moi si le vrai poète me méprise car je ne suis qu’un rimailleur – je suis quand même plus près de lui que toi par le fait que nous te méprisons tous les deux.

Voilà comment vous devez vous considérer, cher ami poète – et sachez que c’est la pure vérité.

Je n’ignore pas que vos rêves ne sont pas aussi purs. Je sais bien que dans vos rêveries d’ivresse et vos balades distraites par les rues, les yeux en feu, les images fantasques que vous vous dépeignez ne sont pas de pures admirations éthérées, des désirs incorporels, la geste du chevalier altruiste d’un idéal.

Vous pensez aussi à des théâtres et à l’Hôtel Ritz – et surtout à Ferenc Herczeg et à Ferenc Molnár[1], et à l’ivresse plus vertigineuse que l’amour même, que cela doit être de se trouver devant le tonnerre d’applaudissements d’un public échauffé, en liesse – de s’élever au-dessus de la foule, de la dominer, de la dompter – de se trouver près de tout ce qui est meilleur que le bon, plus joyeux que la joie, l’argent, la femme, la vie, la célébrité, la compréhension, la reconnaissance, plutôt que de ce qui est pire que le mal et plus triste que le chagrin !

Vous pensez à la célébrité et à tout ce que cela représente.

Mais de cela je ne vous parlerai pas. Parce que ce que je pourrais en dire, vous ne le croiriez pas, simplement parce que vous avez vingt ans.

Vous ne le comprendriez pas, non parce que je serais plus ou plus intelligent que vous, mais parce que vous avez vingt ans, que vous soyez plus grand ou moins grand poète que moi. Vous avez vingt ans, et il existe quelque chose, croyez-moi, qui fait qu’un savetier ou un journalier de trente ans est plus sage et plus savant qu’un Goethe ou un Newton de vingt ans.

Quand j’avais vingt ans, Sándor Bródy[2] m’a dit un jour : on est riche selon l’argent qu’on dépense.

Moi j’y ajouterais seulement ceci : vous rêvez de célébrité, de carrière, vous pensez que ça va mal pour vous aujourd’hui mais que ça ira mieux plus tard, si vous réussissez ce à quoi vous aspirez tant. Mais vous oubliez quelque chose. Vous oubliez que ça ne peut pas aller de mieux en mieux même si on devient Napoléon – ça ne peut aller que de plus en plus mal puisqu’on s’approche toujours plus de la mort certaine qui est le plus grand mal, par rapport auquel célébrité, femme, argent, carrière…

Mais ça n’a plus rien à voir.

 

Pesti Napló, 20 mai 1928.

 

Mon passÉ

afficher le texte en hongrois

Monsieur le rédacteur 2uelque chose va se passer.

Quelque chose se prépare, quelque chose bouge, je ne sais pas encore quoi.

Quelque chose m’attend qui ne peut arriver à aucun autre que moi.

Ça vient tout seul, ce n’est pas moi qui le cherche.

Ce n’est même pas la peine d’y penser, ni de le vouloir, ni de s’en occuper, ça viendra tout seul comme la moustache et la barbe quand leur temps est arrivé.

Je ne m’occupe pas consciemment de cela,

 

de mon avenir

 

- c’est une lumière aveuglante, on ne peut pas la regarder, j’en perdrais la vue.

Toute expérience concernant la vie et la mort pâlit dans cette puissante lumière : cela ne me concerne pas, cela ne représente rien.

Oui, on dit que l’homme vit un certain temps, il choisit un métier, il l’exerce plus ou moins bien, il parvient à quelque chose, ou il ne parvient à rien, puis il meurt gentiment.

Tout au moins c’était comme ça jusqu’à présent.

Mais en quoi ça me regarde tout cela, qui découle d’expériences anciennes des misérables cinq ou six mille dernières années ?

Tout se passe différemment pour moi. C’est naturel. À quoi bon me préparer et à quoi, avant l’éternité que je compte vivre d’un seul tenant sans interruption, et non à la façon idiote et rabâchée que clame la science confuse de la réincarnation, quelque part en Asie.

Pourquoi justement moi ?

J’aurais du mal à répondre à cela.

Je m’apprête à devenir poète et écrivain, c’est exact, mais juste comme ça, accessoirement, ces mots en ce qui me concerne reçoivent un contenu tout à fait neuf et substantiellement élargi.

Bien sûr, je sais, je suis au courant que Goethe, Schiller, Shakespeare, Petőfi et Ady étaient aussi des poètes, puis ils sont morts. Mais tout leur fonctionnement poétique explique suffisamment bien cela.

Après ce qu’ils ont écrit on pouvait mourir sans problème.

Mais moi je ferai tout autre chose.

Mon premier poème vrai (pas ceux que j’ai écrits jusqu’à présent) ne paraîtra pas dans un livre, mais sur une affiche murale.

Le lendemain on convoquera le parlement où le président en donnera une lecture solennelle.

Le gouvernement démissionnera, l’Angleterre mobilisera. Le travail s’arrêtera partout. En effet, dès mon premier poème je déchiffrerai le mystère universel que l’on cherchait en vain jusqu’ici.

Il est possible que ce ne soit pas un poème mais tout un livre, ou quelque chose de semblable. Je n’ai pas encore décidé.

Sur quoi je base, de quoi je conclus l’avenir qui m’attend ?

Sur mon passé.

À l’âge de huit ans j’ai lu tous les poèmes de Petőfi. Ils m’ont bouleversé et j’ai décidé de devenir poète moi aussi.

À cette fin je me suis procuré un cahier neuf relié, j’y ai collé une vignette sur laquelle j’ai écrit en lettres d’imprimerie :

« Poésies complètes de Sándor Skurek. »

J’ai même inscrit les titres de chapitres tels que : "Poèmes variés", puis "Poèmes épiques et autres œuvres", et enfin "Fragments".

Ce dernier genre me plaisait tout particulièrement. Il n’implique pas trop de travail. J’affirme que dans notre littérature c’est moi qui ai écrit le plus de fragments.

Mon premier poème est passablement encourageant. Il s’intitule : Une pensée me tourmente… Je l’ai copié en calligrammes élégants dans Petőfi, mot pour mot, du début à la fin, et au bout, poussé un peu plus à gauche pour donner un effet artistique, j’ai écrit mon nom. J’étais très ému d’avoir pu écrire un si beau poème. L’étrangeté de la chose, le problème d’un soupçon de plagiat ne m’a même pas effleuré. J’étais persuadé que Petőfi aussi l’avait copié dans un livre, ce qui n’a nullement amoindri sa valeur à mes yeux.

Ma morale artistique a quelque peu évolué par la suite.

Ayant lu Des Hommes dans la Lune de Wells, je me suis assis et sous l’effet de l’inspiration je me suis mis à écrire mon premier roman sous le titre Des Hommes dans le Soleil.

J’ai écrit le titre en lettres d’imprimerie, mais le "S" a posé un petit problème, je sentais qu’il laissait à désirer, mais ce n’est que des années plus tard, en examinant mon legs, que j’ai réalisé que j’avais écrit le "S" à l’envers.

Au demeurant, de l’œuvre je n’ai achevé que l’introduction dans laquelle l’éditeur fait connaître Sándor Skurek, jeune écrivain, dont les mérites ont déjà été reconnus et célébrés par le public sur la base de sa production antérieure, mais dont la popularité hors pair sera approfondie et définitivement installée par le présent roman. Elle dévoile quelques détails intimes de la vie privée de l’auteur éditeur, détails qu’il s’est procurés, dit-il, au prix d’immenses difficultés, si l’on tient compte de l’infinie modestie de l’auteur et de son horreur de toute publicité.

J’ai écrit un drame historique bien plus jeune que József Katona[3]. Son titre : Máté Csák. Plus tard, vers la fin février, lorsqu’on traitait les Hunyadi au collège, j’ai trouvé un titre bien plus pertinent à cette œuvre : La jeunesse de Mátyás.

C’est à l’âge de quatorze ans que j’ai commencé à ressentir le besoin de ce que depuis Goethe tous les poètes lyriques ou épiques ont éprouvé au crépuscule de leur carrière : sur une base intime, révélant ouvertement les tréfonds de leur âme comme Rousseau dans Les Confessions, donner d’eux-mêmes que l’époque ne connaissait qu’en tant qu’artiste, une image de l’homme. C’est alors que j’ai commencé à écrire mes mémoires prévues en quatorze volumes, auxquels j’ai donné pour titre L’Histoire de ma Vie. Cette œuvre était un retour sur le passé, elle traitait avec sincérité et ouverture non déguisée toutes les vicissitudes et luttes morales qu’un artiste doit livrer tout au long de sa vie pour parvenir à bon port. J’ai commencé par la naissance, j’ai fait un rapide détour par mes premières  années puis, avec larmes et émotions, j’ai consacré quelques chapitres à la folle période de la jeunesse heureuse et volage, pour atterrir ensuite sur le grand chemin laborieux de l’âge d’homme. J’étais conscient que le public ainsi que le… hum… ce que les dilettantes naïfs aiment appeler la postérité à laquelle naturellement je ne songeais pas, s’intéresse à tout, même le moindre détail faisant partie de la vie d’un artiste. En outre je protestais modestement, avec une sage mesure, contre l’idée commune qu’un génie en tant qu’homme soit forcément un phénomène extraordinaire et unique – moi je n’ai pas hésité d’écrire sincèrement qu’enfant, moi aussi je jouais et courais comme tout autre enfant ordinaire.

Dans le cadre de ces confessions de grande envergure, naturellement je n’ai pas donné d’avis sur moi-même. Je me suis tout au plus permis de reproduire les éditoriaux de quelques quotidiens anglais et américains importants qui s’étaient consacrés à ma modeste personne, à l’occasion de mes œuvres déjà parues ou sous presse.

De l’œuvre L’Histoire de ma Vie, malheureusement seuls les quatre premiers chapitres du premier volume ont pu être achevés – la partie qui dévoile avec une franchise sans détours ma vie privée jusqu’à mon âge de trente-trois ans inclus.

Après mon inscription en classe de seconde j’ai abandonné ce travail.

 

Pesti Napló, 27 mai 1928.

 

 

JE NE CONNAIS PERSONNE

afficher le texte en hongrois

 

Je n’en connais aucun, personnellement.

Des images m’apparaissent, telles qu’on peut les rencontrer dans les suppléments illustrés des journaux du dimanche, dans les revues théâtrales, les vitrines ou les cartes postales. Après les grands bruits que font certains succès littéraires, tels que je les imagine.

Dans des illustrés étrangers.

Dans le "Illustrated London News" Bernard Shaw danse le one-step en slip de bain. Chaque brin de sa barbe blanche flotte dans l’enchantement supraterrestre de la supériorité. H. G. Wells appuie son menton sur ses mains, il fixe ses pieds, puis me regarde directement dans les yeux, avec une profonde compréhension. Lui, il me comprend. Sur la page de garde "d’Illustration" : « Un instantané de la rencontre de Monsieur le Président et de Monsieur Maurice Dekobra ». Leur bouche est à demi ouverte, ils parlent, ils sourient. L’écrivain lève un peu un pied, s’apprête à faire un pas pendant qu’on le photographie. Il ne s’en est pas aperçu.

Seigneur, quand est-ce que je ne m’en apercevrai plus ?

Mais, naturellement, ce sont les Hongrois qui m’intéressent le plus.

Je ne les ai jamais vus, sinon en images.

Ferenc Herczeg devant son bureau. Il se tourne légèrement de côté, il porte une petite moustache à l’anglaise, une douce sagesse émane de lui. Une de ses mains repose sur un manuscrit.

Dezs­­­ő Szomory devant l'entrée du théâtre. Autour de lui le directeur, les comédiens. Chacun sourit, sauf lui. Ses mains blanches tombent, fanées.

Menyhért Lengyel monte à bord d’une auto. Kálmán Csathó discute. Miklós Surányi à une séance de la Société Kisfaludy.

Dezső Kosztolányi sur une carte postale. Un doux chagrin lointain embrume ses traits. Pauvre petit enfant.

Zsigmond Móricz sur une affiche. Il ressemble à János Arany. Comment doit-il être dans la vie ? Lui arrive-t-il de se planter devant son affiche en méditant, comme moi ?

Ernő Szép sur l’île. Il a le visage en forme de cœur, avait dit Pál Ignotus. Il est tel que je l’avais imaginé.

Un portrait plus ancien de Ferenc Molnár, à l’occasion de la première de Diable, une raie au milieu de la chevelure. Un monocle à l’œil. Une calme tristesse dans les yeux, une indifférence songeuse. Il vient de récolter un grand succès, pourtant il est triste. Je songe à cette tristesse avec envie. Quel grand plaisir cela doit être, se sentir triste après un immense succès enivrant ! Un des sommets du contenu de la vie, le butin de ces grands écrivains : moi je ne suis que triste, mais eux, en plus d’être heureux, peuvent se permettre d’être malheureux. Tout leur est permis. Vraiment tout.

Lajos Zilahy à un match. Karinthy en caricature et caricaturé toujours de la même façon, le menton proéminent tel un fer à repasser. Mihály Babits devant sa petite maison, doux comme s’il n’avait pas écrit Fortissimo.

Naturellement, je constate en moi-même qu’ils ne m’en imposent pas. Je ne les recherche pas, je n’aspire aucunement à les rencontrer, et je brûle d’envie d’avoir une opportunité de le leur crier ma vérité à la face, à chacun séparément. Un jour ils entendront parler de moi, mais c’est le cadet de mes soucis. De surcroît, je porte un respect infini à un de mes amis dont je sais qu’il est personnellement en bons termes avec un certain rédacteur.

Si je croisais un jour un grand écrivain, celui-ci serait bien étonné et sentirait tout de suite qu’ici quelque chose se prépare. Mais moi je ne remarquerais pas son étonnement, je ne parlerais pas de littérature, je soulèverais froidement et poliment quelque sujet quotidien. J’en parlerais avec retenue et modestie, mais du simple fait de m’être déclaré, involontairement, sans que j’en sois conscient, il en ressortirait que parmi tous les avis possibles et imaginables à propos du sujet, c’est moi qui détiens celui auquel personne n’avait songé, que personne n’avait imaginé, et qui pourtant est la seule explication et la solution définitive de ce sujet si souvent débattu, et que l’on cherchait en vain depuis six mille ans.

J’émettrais tout cela avec modestie et indifférence, et pourtant, sans que je m’en préoccupe, lorsqu’une demi-heure plus tard, au club des écrivains et journalistes le grand auteur en question s’assiérait avec un autre grand écrivain, il dirait pensivement : « Écoute, mon vieux, j’ai rencontré aujourd’hui un jeune homme, il s’appelle quelque chose comme Skurek. Il n’a rien dit de particulier, vois-tu, et pourtant moi je te dis que nous entendrons encore parler de ce Skurek. Ce Skurek ira plus loin que nous autres. »

Le club des écrivains ! Je n’ai que de vagues idées sur ce point, mais elles sont d’autant plus étincelantes. De vastes fauteuils en cuir, une fumée odorante, des tapis défraîchis. Et ils se trouvent là réunis en un tas, tous ceux dont chacun séparément pourrait être le centre de foules entières, si un jour on avait la possibilité de réunir le camp de ses lecteurs, sur un terrain de foot. Un système solaire composé exclusivement de soleils. L’un fume tranquillement des cigares, l’autre fait pensivement les cent pas, esquisse parfois un sourire, sort son calepin et note quelque chose. Ils se réunissent et délibèrent des projets. Le présent et l’avenir de notre littérature sont en jeu, naturellement. Ils décident que la littérature qui évolue présentement vers un romantisme, il vaut mieux pour un temps l’orienter vers le naturalisme. Ils s’accordent pour souligner un peu les tendances populaires, et en outre prêter dans l’avenir une plus grande attention à la précision et à l’authenticité de l’expression hongroise. Ferenc Herczeg prend la parole : Mes chers amis, permettez-moi de vous donner lecture de ma dernière nouvelle avant que l’encre de l’imprimerie n’imbibe ses pages. Écoutons, écoutons. L’écrivain lit son texte avec émotion et prie ses confrères silencieux et attentifs de donner un avis sincère, cette œuvre enrichit-elle oui ou non notre littérature.

Dans un autre coin Zoltán Szász discute avec Gyula Pekár. Un murmure parcourt les salles : chut, Messieurs, dans la pièce au fond Ödön Jakab travaille à un poème. Tout bruit cesse, des groupes curieux se forment, ils chuchotent et avancent des paris : est-ce un poème descriptif ou plutôt lyrique en gestation sous la plume du poète ?

La porte s’ouvre brusquement, c’est Sándor Hevesi qui apparaît précipitamment sur le seuil. Messieurs, crie-t-il, et sa voix hoquette d’excitation, j’ai un grand événement à vous annoncer. Je viens de prendre connaissance d’une pièce d’un auteur encore inconnu, un certain Sándor Skurek. Aussi bien par la construction de l’intrigue que par l’élaboration des détails de l’action, cette œuvre est digne de notre plus grand intérêt. La pièce a encore indiscutablement quelques faiblesses, mais je suis certain que si nous prenons ce jeune confrère par la main et nous lui donnons un coup de pouce pour l’orienter, ce jeune artiste sera capable de créer une œuvre de valeur dans notre littérature, car il n’est pas mû par un succès bon marché, mais par une véritable aspiration artistique. Permettez-moi de vous lire sa pièce, et après la lecture réunissons-nous entre confrères directeurs de salle, pour choisir le théâtre qui serait le mieux à même de monter rapidement et le plus dignement le drame en question. Où est donc ce jeune artiste, demande depuis une table Géza Kenedi avec enthousiasme, interrompant la discussion qu’il menait avec Sándor Nádas pour savoir si notre poésie évolue plutôt vers l’impressionnisme ou plutôt l’expressionnisme. Où il est donc, ce jeune homme, pourquoi ne l’as-tu pas amené parmi nous pour qu’il puisse développer devant nous son programme artistique, dévoiler ses projets, s’il compte aussi écrire des romans ou seulement des pièces de théâtre ? Nous tenons absolument tous à le saluer parmi nous la prochaine fois. Une ovation et des applaudissements éclatent à ces paroles, et Hevesi entreprend sa lecture.

Car toute notre vie n’est qu’un bouillonnement anxieux, pour que la littérature hongroise soit digne de son temps et qu’elle prenne sa place dans la culture et la civilisation européenne. Ils attendent, assoiffés et impatients, la venue des jeunes écrivains qui partageront leurs efforts. C’est moi qu’ils attendent tous, moi, Sándor Skurek, tous autant de Saint-Jean Baptiste brûlant d’envie de me connaître et guettant mon apparition parmi eux, tel Jésus à douze ans au temple !

 

Pesti Napló, 3 juin 1928

 

 

je communique des donnÉes

afficher le texte en hongrois

Monsieur le rédacteur 3ándor Skurek.

Comme ça, c’est simple. Il n’y a dans ce nom rien de particulier. Un nom. Un parmi d’autres.

Je me le répète souvent, je le griffonne sur les feuilles du manuscrit qui bâillent devant moi.

Sándor Skurek. Deux mots, ça ne signifie rien. À les entendre dans l’âme de personne ne se lève les volutes argentées de l’imagination.

Mais…

Disons, Sándor Petőfi. Celui-ci aussi n’est qu’un nom. Un nom gris – que se passerait-il s’il n’avait pas été tant et tant de fois imprimé ?

Sándor Petőfi…

Ce n’est pas que j’en sois trop enchanté.

Pour être tout à fait franc, je pourrais dire que je ne comprends pas bien.

Je pourrais même dire que cela m’est suspect.

À moi, ses poèmes en tant que poèmes, en tant que tels, comme on dit d’habitude, ne m’ont jamais si terriblement plu.

On a l’habitude de répéter : la simplicité. Moi j’ai plutôt l’impression de sa vision incroyablement rétrécie. Simplicité ! Chaque fois cette maudite simplicité !

Moi je l’appellerais plutôt étroitesse.

Dans tout le monde immense tout ce qu’il remarque c’est qu’il a froid, ou qu’il a chaud, ou que la petite brunette est une fine mouche.

Petite brunette, petite brunette. Qu’est-ce qu’il lui veut tout le temps à cette petite brunette ?

Il compare les yeux de la petite brunette à des étoiles – et quand il voit des étoiles, c’est la petite brunette qui lui vient à l’esprit. Ça, c’est tout simplement fâcheux. Ce n’est pas de l’imagination, ce n’est rien. Le merle c’est comme le chardonneret, et le chardonneret est comme le merle. À la fin je ne reconnais ni l’un ni l’autre. C’est comme si je lisais dans le tome B du dictionnaire quelque chose comme : « petite brunette, voir : étoile » et dans le tome E : « étoile, voir : petite brunette ». Allons ! Je peux à la rigueur accepter que les yeux de la petite brunette lui évoquent des étoiles – mais non que l’étoile lui rappelle un truc plein de chassie… plutôt que l’immensité de l’univers extérieur dans l’infini éternel et redoutable. Moi, quand je vois une étoile, c’est ça qui me vient à l’esprit.

Que peut-il vouloir à cette petite brunette ?

À vrai dire, quand j’y pense, j’ai du mal à comprendre son succès.

Cela fait quatre-vingts ans qu’on l’admire et qu’on le met sur un piédestal. On a écrit des volumes sur lui, il a été traduit en une centaine de langues, et le monde entier, comme s’ils avaient tous comploté, chante la même rengaine : admiration et glorification, louange le génie et la magnificence inégalable de "la lueur des yeux de la petite brunette", pour laquelle « j’donnerais (comme ça ! j’donnerais) le monde entier ».

Je ne peux pas la supporter cette petite brunette.

Le poète se lamente que la petite brunette est sourde à son discours, il se lamente très bien, il va jusqu’à prétendre qu’il en mourra ; là-dessus les critiques affirment que c’est merveilleux, bref ça leur plaît que le poète en pâtisse et qu’il en meure.

Moi je vois la chose tout à fait autrement.

À mon avis la petite brunette avait complètement raison de faire la fière, et de se ficher du grand poète aux yeux duquel son organe visuel à elle était plus intéressant que tout le reste du monde.

Et maintenant soyons tout à fait sincères – quelle opinion pouvait avoir la petite brunette du poète et du monde entier – quel monde cela pouvait-il être ? Si le poète était prêt à donner le monde entier pour ses yeux à elle, avec la même légèreté avec laquelle il a donné la lettre "e" dans "j’donnerais", alors la petite brunette ne pouvait guère en conclure autre chose que ses yeux valaient davantage que tout le monde de la poésie.

J’ai honte devant la petite brunette, au nom de la poésie. De quel droit les poètes osent-ils proposer sans même dire ouf de faire don du monde de la poésie ? Le monde de la poésie, après tout…

Car ou bien je crois poète qui paraît-il est visionnaire et qui, pendant qu’il est franc et spontané, touche la vérité la plus profonde en plein dans le mille – ou bien je ne le crois pas. Si je ne le crois pas, alors le monsieur en question n’est pas un poète. Mais si je le crois, alors il apparaît que les yeux coquins de la petite brunette ou un verre de vin valent effectivement plus que tout Petőfi, œuvres complètes comprises – écoutez, c’est lui-même qui offre en échange le monde entier contre ces choses-là, or les œuvres complètes de Petőfi font bel et bien partie du monde entier. Quant aux critiques, aux admirateurs enthousiastes et autres historiens de la littérature, ils sont tout simplement sots et inconséquents – s’ils croient le poète, alors pourquoi ce n’est pas la brunette et le verre de vin qu’ils encensent, admirent et déifient ; pourquoi ce n’est pas sur ces derniers qu’ils écrivent des volumes et une histoire de la littérature, pourquoi ce n’est pas à ces derniers qu’ils élèvent des statues, à ce verre de vin et à cette brunette, si la raison pour laquelle Petőfi leur plaît est que les yeux de la petite brunette et le verre de vin valent plus que le monde entier, plus même que Petőfi ?

Oui, je suis fâché contre cette imbécile de petite brunette qui n’a rien fichu, qui n’a pas été un génie, qui n’a pas écrit de poème, or c’est quand même elle que Petőfi, admiré par tous, encense et rend immortelle, au lieu d’encenser… par exemple un autre génie… par exemple… bon, arrêtons, il ne pouvait pas savoir que j’allais venir au monde. Et encore on dit que c’était un visionnaire.

Évidemment je ne dis ces choses-là à personne, je ne fais que les penser.

Et je ne les pense même pas toujours.

Si je ne m’intéresse pas trop à sa poésie, je m’intéresse d’autant plus à l’histoire de sa vie.

Je suis, je l’avoue, bouleversé par sa mort sur le champ de bataille, et il est effectivement tombé sur le champ de bataille.

Il est vrai qu’il avait prédit que sa femme viendrait sur sa tombe, or dans "Une pensée me tourmente" il affirme que ses os seront dispersés – bon, ça ne compte pas, parce que cela n’a pas été fait.

Je répète que l’histoire de sa vie m’intéresse bien plus que ses œuvres. Ses poèmes seulement dans la mesure où ils illustrent sa vie.

- Mais pourquoi sa vie, plutôt que ses œuvres ?

Je ne suis guère fasciné par le contenu objectif de ses œuvres. Pourtant, au cercle poétique j’ai gagné deux prix en rapport avec Petőfi : le premier était une ode au quinze mars[4] dans laquelle je compare l’âme du poète à un phénix. L’autre, une petite dissertation courte, objective, dans laquelle j’approfondis les circonstances de la naissance du poème "L’apôtre" de Petőfi.

Dans cet essai je fais montre d’une perspicacité psychologique surprenante. J’explore certains profonds arcanes de l’âme du poète que celui-ci ignorait probablement lui-même.

Le poète les ignorait, mais pas moi.

Je me connais après tout.

De toute façon, c’est le genre "données complémentaires à la vie du poète" que je préfère par-dessus tout dans la littérature.

Je connais une multitude de détails sur les poètes. Ce qu’ils disaient, comment ils bougeaient, comment ils s’habillaient, qui ils fréquentaient, leurs plats préférés.

De Baudelaire par exemple je n’ai jamais lu encore le moindre vers, mais je peux relater en détail sa première rencontre avec Flaubert.

Je cite plus souvent les paroles d’Oscar Wilde ou de Bernard Shaw que leurs écrits. Je fais souvent allusion aux amours étranges de Verlaine.

Je connaissais plutôt les derniers mots de Heine « Dieu me pardonnera, c’est son métier » - que ses poèmes.

Il y a longtemps déjà je me suis surpris de cette bizarrerie que, j’en suis convaincu, personne ne remarque en moi, que dans les divers instants de la vie, en prenant les nécessaires résolutions éphémères pour savoir ce que je dois faire, ce que je dois dire ou penser, comment je dois me comporter, une pensée m’accompagne telle une idée fixe : qu’aurait fait, qu’aurait dit, qu’aurait pensé, quelle attitude aurait eu dans des situations similaires Petőfi, Baudelaire, Verlaine, Wilde ?

Mais aucunement dans le but de les copier. Au contraire. Je dois faire quelque chose de différent – similaire mais tout de même distinct, que l’on ne pourra pas confondre avec eux ; ce qu’il conviendra de noter à part, afin que, ce que je dis, ce que je fais, ma façon de lever la main, ma façon de lancer une idée légère et distrayante, figurent en tant que données à l’histoire de ma vie.

Je dois soigneusement veiller à collecter ces données.

Je n’ai pas encore créé mes œuvres. Mais pour l’histoire de ma vie qui servira d’explication à mes œuvres, je mets à la disposition des historiens de la littérature suffisamment de données pour éclairer la personnalité même de dix génies.

 

Pesti Napló, 10 juin 1928.

 

 

JE SUIS ORIGINAL

afficher le texte en hongrois

 

« Je le suis dans la mesure où je suis différent. »

J’ai oublié qui a dit cette phrase – c’est peut-être Lemaître, mais je n’en suis pas sûr. Je l’ai entendue dans la bouche de quelqu’un qui savait qui il citait, mais j’ai oublié de le lui demander. C’est devenu une de mes phrases préférées. C’est par elle que j’aime régler certains débats avec des profanes. (Pour l’instant tout le monde est encore profane dans mon entourage.) Je ne la cite pas entre guillemets – ceux à qui elle plaît peuvent s’imaginer que c’est ma devise à moi !

Je le suis dans la mesure où je suis différent.

Je suis complètement original, ou plutôt je le serai. C’est naturel – sinon quel besoin aurait-on de moi, sur quoi je baserais mes hypothèses, concernant ma merveilleuse carrière qui ne ressemblera à aucune autre ? Je suis apparu dans la littérature mondiale avec l’intention de remplir toutes les lacunes – d’écrire tout ce que les autres ont oublié d’écrire. Ou qu’ils ont mal écrit. Car ils ont mal écrit.

Cela implique naturellement que je doive connaître l’histoire de la littérature. Afin d’éviter que par hasard…

La chose est simple.

Pourquoi aurais-je besoin de sujets ?

Je n’ai qu’à parcourir tout ce que les autres ont écrit, et ce qui y manque… Tenez. Mendeleïev, le célèbre chimiste, a découvert un tas d’éléments simplement en excluant des combinaisons atomiques imaginables celles déjà connues, et ce qui restait, euh… comment ça marche déjà ? Zut ! Un écrivain n’a pas besoin de s’y connaître en sciences.

Donc, je lis aussi les chefs-d’œuvre. Mais surtout en tant que repoussoir. Je dois repérer quoi et comment ne pas écrire. Je prends en main les livres soupçonneusement, je jette dedans des coups d’œil en biais, à la dérobée, pour que le livre ne me remarque pas. Le cœur palpitant je flaire dedans, est-ce que n’a pas volé à l’avance mon héritage ?

Car je dispose d’un seul critère : ce que je lis, comment je l’aurais écrit si c’était moi qui l’avais écrit.

Heureusement il n’y a aucun problème majeur.

Shakespeare par exemple est assez bon. Ou plutôt… Je le trouve un peu maniéré. Chaque fois les mêmes métaphores, les mêmes méthodes, les exagérations projetées ad libitum. Un humour cru, une composition brutale. Des contradictions logiques, en revanche il s’obstine à s’attacher à certaines expressions. Tout compte fait, j’ai l’impression qu’il me rappelle continuellement quelqu’un, il n’arrive pas à se débarrasser de l’influence de quelqu’un. Peut-être cet autre est-il lui-même, Shakespeare. Peu importe. Shakespeare n’est pas dangereux. Il ne connaît pas le secret…

Le secret, oui, le secret, le secret de l’originalité, que je suis seul à soupçonner, moi, Sándor Skurek, mais je n’en parle à personne.

Heine…

Hum, oui – ça oui. Il est un peu inconfortable. Quelquefois on dirait qu’il se doute de quelque chose… Principalement dans ses satires. En revanche sa lyre amoureuse est ridiculement écœurante… Oh là-là ! On pourrait faire ça tout autrement… Que dirait-il de moi si nous vivions à la même époque et si d’aventure j’avais déjà écrit ce… Se permettrait-il des allures supérieures à mon égard ? Eh bien ! Il aurait fort à faire ! Mieux lui vaudrait de ne pas trop me chercher ! Car il est vrai que je le traite avec une bienveillance paternelle et une certaine reconnaissance, mais dans ma voix, pour ceux qui me connaissent bien, il y a toujours eu une certaine réserve. Un jour en société je l’ai baptisé le jongleur des larmes, et ma remarque a fait mouche.

Nietzsche, lui, m’a profondément saisi, mais j’avoue qu’il m’en imposerait davantage s’il écrivait son Zarathoustra en pièce de théâtre. Il pourrait encore en être question, sous une autre forme…

D’ailleurs il faut absolument rester sur ses gardes. Aucune minute qu’une plume ne me vole un sujet. Tenez, pas plus tard que ce matin je me suis dit qu’il faudrait écrire un livre sur Jésus-Christ je traiterais la question sans aucun parti pris. J’ai à peine le temps d’en souffler deux mots à Monsieur Brammer, rédacteur du journal local, quand j’apprends que Renan a déjà écrit quelque chose comme ça. Il va de soi que je ne trahis pas que je l’ignorais. Je fais la moue et je remarque que c’est différent, Renan s’est beaucoup trompé.

N’importe quel livre qui vienne sur le tapis, naturellement je l’ai lu. Même pas la peine de le remarquer. Je ne souligne pas que je l’ai lu, je parle simplement du livre, sous forme de quelques remarques spirituelles – je pratique cet art à merveille désormais. Un bagage si considérable est étonnant à mon âge – je commente les œuvres essentielles sur le ton de celui qui les a lus pour la première fois bien avant sa naissance.

On aurait du mal à me prendre au dépourvu car j’ai effectivement quelques connaissances éparses en tout – j’ai un grand talent pour reconstituer une œuvre à partir de deux ou trois mots.

Après tout il n’est pas important de connaître tout réellement à fond.

L’important c’est le secret, mon secret : dont je suis le dépositaire et qui tôt ou tard éclatera au grand jour. Pour le moment je dois juste veiller à ne pas trébucher chemin faisant, à être toujours en mesure d’accorder ma vie en toutes circonstances avec la grande mission.

Pour cela je dois connaître non tellement l’histoire des œuvres, que plutôt celle des écrivains. Non l’histoire des romans, mais plutôt les romans de la littérature. Pour moi c’est très instructif et une justification.

Quoi qu’il m’arrive, je connais une échappatoire à tout.

Je n’ai pas d’argent pour me payer un café ? Ce n’est pas grave. Dostoïevski avait de graves ennuis d’argent. Heine tapait tous les banquiers de Berlin et de Paris. Balzac entreprenait des coups fantastiques.

Ilike[5] refuse de m’adresser la parole sur le Corso ? Tant pis. Dante n’a entrevu sa Béatrice qu’un instant.

Je suis resté à terre sur le ring ? Qu’importe. Milton était aveugle quand il a écrit le Paradis Perdu. Je me suis gâté l’estomac avec cette maudite saucisse fumée ? Et puis après ? Bernard Shaw est resté végétarien pendant trente ans.

Fort heureusement il existe tant d’exemples, qu’on peut trouver une petite consolation en toutes situations, dans les cas les plus contraires.

Comme un chat, je retombe toujours sur mes pattes. Et le fait de me comparer constamment à d’autres ne me tourmente pas du tout quant à ma particularité personnelle. Je sens que mon originalité consiste en réalité en ce que d’autres, tous les autres, n’ont vécu qu’un seul destin, alors que tous ces destins se retrouvent en moi. Eux ne sont que Shakespeare et Tolstoï et Goethe et Dante séparément, alors que moi je suis à la fois Shakespeare, Tolstoï et Goethe. Ils ne se comprennent pas entre eux, alors que je les comprends tous. Autant de sommets qui se cachent mutuellement l’un l’autre – moi je me trouve quelque part sur le côté, je les vois et les contrôle tous !

Cela fait partie du secret.

Vous me demandez en quoi consiste ce secret ?

Je ne saurais pas le dire – je l’ai su un jour, au moment de l’inspiration. Je ne le sais plus, j’en suis simplement certain.

Je crois que le secret est mon originalité elle-même.

En quoi consiste cette originalité ?

Alors voyons.

Comment dire. L’essentiel est que moi je pense toujours directement à ce qui est le plus proche sur le plan littéraire, et à ce qui n’est pas venu à l’esprit des autres. Les autres écrivains, n’est-ce pas, ont souffert, se sont réjouis, ont bayé aux corneilles, ont observé – puis ont écrit ce qui leur est arrivé ou ce qu’ils ont observé. Leur atelier est le panorama du monde, de la société, de la nature, montagnes et vallées.

Mon paysage est différent. Mon paysage est la littérature et l’art eux-mêmes. Ils sont mon paysage.

Devant moi ruissellent des rivières de poèmes et des torrents de nouvelles. Des petites collines, les articles du journal local – quelques buissons, composés de livres. Des fleurs de mots s’épanouissent sur les basses plaines des pages entrouvertes – plus loin une rotative laboure le champ. La lisière de mon horizon est entrecoupée de monts abrupts : autant de géants de la littérature. Par le col Lessing il est possible d’accéder au sommet Shakespeare, Ibsen est recouvert de neige, une cascade jaillit bruyamment du flanc de D’Annunzio.

Si un jour on me demande de tenir une lecture, je n’aurai pas besoin d’un sujet particulier – je lirai sur la lecture, ce qu’elle est. C’est sur moi-même que j’écrirai un roman, c’est-à-dire sur quelqu’un qui veut écrire un roman, et le sujet de ce roman sera l’action d’écrire un roman pour le romancier.

Ma pièce de théâtre mettra en scène la tragédie des pièces de théâtre et des dramaturges, ainsi que celle des comédiens. Au premier acte les techniciens installeront des décors pendant que l’auteur écrira sa pièce dans un coin.

Mes poèmes raconteront que je suis un poète.

C’est magnifique, n’est-ce pas ? Et c’est original.

Personne n’y a jamais pensé.

 

Pesti Napló, 17 juin 1928

 

 

 

Nous lançons un journal

afficher le texte en hongrois

Monsieur le rédacteur 4e petit groupe avait l’habitude de se réunir dans la salle séparée du café.

Ils ont une vingtaine d’années. Ça ne vaut pas la peine d’en avoir davantage, je vous le jure. Ils portent leur âge comme un rang, une distinction. « Nous, jeunes de vingt ans » - disent-ils d’eux-mêmes avec un certain enchantement, et on ne peut pas savoir si à leurs yeux cet âge est tellement significatif en comptant par le bas ou par le haut : s’ils se vantent d’avoir déjà vingt ans ou seulement vingt ans.

Petőfi devait manifestement être du premier avis. Il écrit dans un de ses poèmes : « vingt-cinq années déjà pèsent sur mes épaules ». Mais Petőfi, comme je l’ai déjà évoqué, était très naïf.

J’ai l’impression que chez ces gens-là l’accent est plutôt mis sur le seulement. Nous avons vingt ans, nous sommes jeunes, forts et enthousiastes, encore remplis d’idéal et de courage, nous n’avons pas été abîmés par les vils compromis de la vie – nous ne transigeons pas – nous sommes jeunes, frais et innocents. Nous ne savons rien, mais devinons tout car nos rêves…

Oh, nos rêves !

Ce que nous rêvons, c’est gigantesque. C’est plus beau, plus grand et plus extraordinaire que toute réalité. Il est dommage que nous ignorions nos rêves parce que celui qui rêve dort, et celui qui dort n’est pas éveillé. Donc veuillez ne pas nous déranger. S’il vous plaît, je dors, ne nous dérangez pas – hurlent-ils en chœur.

Ils parlent de leurs vingt ans avec cette adoration enthousiaste et affectueuse des vieilles gens qui aiment parler du passé. Leurs yeux se couvrent de larmes quand il est question de leur tendre et fraîche jeunesse.

Quant à leur fraîcheur, ils sont passablement hirsutes et désordonnés. L’un a le nez couvert d’acné, l’autre, malheureux binoclard, a le front tout ridé. Celui qui est couvert d’acné s’appelle Burger – dans ses poèmes, parmi lesquels deux ont déjà paru dans des revues, il écrit sur son propre corps avec le même recueillement qu’un amoureux son idéal. « Les jeunes ressorts d’acier de mes muscles », écrit-il, et par la suite il se compare à une rose noire.

Peut-être dix ou vingt ans plus tard, quand il sera devenu connu et quand il récitera sa poésie avec émotion, il sera beau et jeune. Pour l’instant il a vingt ans et il a l’air d’un vieux gorille.

Les garçons de café leur donnent du "Monsieur le rédacteur".

Monsieur le rédacteur Herczeg. Monsieur le rédacteur Molnár. Monsieur le rédacteur Szomory. Monsieur le rédacteur Schiller. Monsieur le rédacteur Heltai[6].

En effet ils portent tous des noms célèbres. Seuls leurs prénoms trahissent qu’il ne s’agit pas des mêmes.

Herczeg, non Ferenc mais Bálint. Molnár, non Ferenc mais Alfréd. Schiller, non Friedrich mais Ödön. Heltai, non Jenő mais Aladár.

Ils ont tout déjà un passé.

L’un a publié il y a six mois un article dans la revue Nyugat – sous un autre nom, ce qui est incompréhensible, puisque le nom qu’il utilise est également un pseudonyme "d’écrivain". Sous un nom encore différent il écrit des croquis dans un journal local. Il affectionne chacun de ses noms – il les alterne comme d’autres ajustent la cravate qui va avec leur complet, selon les genres littéraires. Un nom sous un poème, un autre sous une nouvelle. Celui qui va le mieux. Pour signer une poésie exotique : Bálint Vér. Pour signer une nouvelle mélancolique : Szentirmai[7].

- Kovács – dit-il pour se présenter. Mais son ami vous souffle à l’oreille : « Vous savez qui c’est ? C’est Mátyás La Flamme. En personne. »

J’ai une position particulière parmi eux.

C’est Miksa Goethe qui m’a présenté au groupe un soir. Ils avaient besoin de quelqu’un pour rédiger une lettre à adresser à Bernard Shaw. J’ai un peu d’anglais, mais j’en parle comme accessoirement avec tant de modestie que tout le monde est persuadé que je suis parfaitement bilingue. (Pourquoi serais-je modeste autrement ?). Il m’a emmené dans la salle réservée et m’a recommandé à ces messieurs avec une attention particulière. Depuis je m’y rends souvent.

Je comprends rapidement que j’y suis l’objet d’une attente particulière. Apparemment ils ont flairé le secret. Mes avis prudents, réservés, génèrent autorité et respect – pour l’instant cela suffit. J’ai beau réfuter les légendes répandues sur mon chef-d’œuvre en préparation – ils savent qu’en secret "je travaille" assidûment. Je me demande parfois comment ils s’imaginent ce "travail", quand est-ce que cela se passe, puisque mes journées ne sont qu’un livre ouvert devant eux. Ils doivent penser que la journée d’un écrivain ne comporte pas que vingt-quatre heures.

Le projet de lancer un journal a été conçu avant mon rapprochement avec leur groupe.

Un jour je les trouve en grand conciliabule. Il s’agit du nom du journal. Schiller est assis dans un coin, morose, il ne répond à personne, ses lèvres remuent sans émettre un son. Je m’assois près de lui, mon ouïe fine déchiffre son doux murmure : il ajuste des lettres les unes à côté des autres, sa langue savoure les mots ainsi bâtis car, n’est-ce pas,  "l’effet phonétique" du nom est important. Quelqu’un a proposé "Partons", ou éventuellement "Venons". Schiller n’est pas contre en principe, il est en train d’essayer comment ça sonnera dans la bouche du crieur qui agitera des exemplaires du "Partons !", du "Venons – partons !", ou éventuellement "Faisons !". "Faisons, achetons, mangeons, soyons, crayons, hayons, couillons" – Schiller sourit dans son coin. Et tout à coup il pousse un hurlement :

- Ça y est !

- Eh bien ?

- "Allons !"

Ils le huent. Qu’est-ce que c’est cette idiotie ? Ça n’a pas de sens. Schiller s’échauffe, il explique que nous allons quelque part, nous allons vers l’avenir, vers la nouvelle façon de penser. Allons donc ! À la rigueur avec un complément, comme ça : "Allons-y !" De toute façon "allons" ferait trop penser à "allons enfants…" qui fait vieux jeu. Notre titre doit être totalement original.

Ou simplement afficher : "Nous". Ou encore : "Nous-mêmes". Schiller retombe dans sa méditation, sa langue jongle avec des syllabes "Nou-na-ni-no-nu" – je l’entends syllaber.

La concertation dure deux bonnes heures, nous décidons à la fin, de remettre le sujet à plus tard, chargeant chacun d’y réfléchir.

Le programme du journal, jusqu’au milieu du siècle suivant inclus, lorsque nos idéaux seront victorieux, prendra beaucoup moins de temps.

Une introduction très brève, indiquant l’orientation. Mátyás La Flamme s’en charge, sans nom – elle sera signée par "Le comité de rédaction". Il l’avait esquissée hier succinctement, il nous la lit.

Il est dit dedans que nous sommes ici. Nous sommes arrivés. Nous communiquons cela brièvement mais avec bienveillance comme qui en est fatigué mais qui malgré tout est obligé de prendre acte de l’impatience et de l’enthousiasme avec lesquels on nous attend. Le public lecteur de la presse hongroise trépigne fébrilement à la gare, fait les cent pas autour des rails, harcèle les cheminots : Qu’y a-t-il ? Quand arrivent-ils enfin ? Il faut les calmer ces gens.

J’assiste à la suite avec surprise mais d’autant plus d’enthousiasme. Ça ressemble à un ultimatum. Nous sommes sévères mais nous ne pouvons pas faire autrement. Des phrases courtes, chacune d’elle sonne comme une menace mortelle. Tout ce qui s’est passé jusqu’ici dans ce pays, a dû être terrible, si l’on peut donner foi à l’Introduction. Vous ignorez ce qui s’est passé ici ! Mátyás La Flamme dénonce rondement et carrément, sans tourner autour du pot – il dénonce le secret de polichinelle que nous ressentons tous au fond de nous, mais que par pusillanimité ou fausse pudeur nous n’osions avouer même à nous-mêmes, que : « Ici la fleur de nerfs de l’épanouissement désireux du corps de l’âme a été aspergée d’une eau mortelle concoctaillée en sirop de framboise par les croque-morts d’un passé ignoble. » C’est le verbe "concoctailler" qui a un succès particulier – personne ne l’exprime mais chacun ressent que c’est ce verbe qui donne sa saveur à toute la phrase.

Après que cette introduction a commencé à passablement impressionner les écrivains, critiques, lecteurs et, il me semble, même les collaborateurs, elle s’achève en affirmant qu’une nouvelle ère commence dans l’histoire de l’humanité, dont les miracles seront "vécus et dirigés" d’une part par ceux qui ont le courage de marcher avec nous, d’autre part par ceux qui s’abonnent à notre journal pour une période d’au moins six mois.

 

Pesti Napló, 24 juin 1928.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Ferenc Herczeg (1863-1954). Écrivain, auteur dramatique à succès. Ferenc Molnár (1878-1952). Écrivain, auteur en particulier de "Liliom", "Les gars de la rue Pál".

[2] Sándor Bródy (1863-1924). Écrivain, éditeur, journaliste. Disciple de l’école française réaliste.

[3] József Katona (1791-1830). Poète, auteur dramatique.

5 Le quinze mars 1848 : début de la révolution hongroise déclenchée par Petőfi et d’autres jeunes intellectuels.

[5] Hélène

[6] Ferenc Herczeg (1863-1954). Ferenc Molnár (1878-1952).Dezső Szomory (1869-1944).. Jenő Heltai (1871-1957). Écrivains, journalistes, poètes..

[7] Bálint Vér : Valentin Sanguin ; Szentirmai : De Sainte Irma.