Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SoirÉe d’auteur

(Délire)

Allô, allô !... Qui est à l’appareil ?

- Vous êtes chez Vilma Medgyaszay[1]. Qui appelle ?

- Pourrais-je parler à Madame ?

- C’est elle-même… Qui êtes-vous ?

- William… euh… Willy…

Tarján ?

- Non.

- Mais?

- Euh… Shakespeare.

- Ah!... Bonjour, cher Maître… Que puis-je pour vous? Quelque chose ne va pas ?

- Madame… en réalité je voulais simplement vous demander quand est-ce que je pourrais passer vous voir, dans le courant de l’après-midi… pour vous demander un grand service.

- Mon petit, je suis toujours ravie de vous voir, mais si c’est pressé à ce point, dites-moi franchement de quoi il s’agit.

- C’est que…

- Bon, je vais vous faciliter la chose. Vous voulez organiser une soirée d’auteur, c’est bien ça ?

- Comment le savez-vous ? Je n’en ai encore parlé à personne.

- Ce n’est pas difficile. Les soirées d’auteur sont très à la mode, le public en raffole. Depuis le début de la saison vous êtes le treizième auteur à m’en proposer une. Ern­ő Szép, Vadnay, Babits, Kosztolányi, Nóti, Békefi, Karinthy…

- Mais, je pense savoir que vous les avez tous éconduits…

- Oui parce que, pour ne rien vous cacher, je me préserve pour ma propre soirée de chansons. Ne m’en veuillez pas, mon cher. Ça ne peut pas coller. Dites-moi, comment avez-vous eu l’idée ?

- Eh bien ? Mon Dieu… il faut bien faire quelque chose.

- Hum. Des soucis d’argent ? Vos pièces sont fréquemment montées…

- Oui, bien sûr… Il me manque tout de même les séries dépassant la centaine. Pour les autres c’est facile, ils doivent nourrir eux-mêmes et leur famille pendant cinquante ou soixante ans tout au plus, alors qu’un immortel comme moi doit avoir de quoi faire bouillir la marmite d’ambroisie pendant huit cent ou neuf cents ans.

- Bien sûr, bien sûr… Écoutez, si je ne peux pas vous aider, je vous donne au moins une bonne idée. Adressez-vous à Zsazsa[2], pour un guichets fermés à l’Académie de Musique.

- Bon, j’essaierai… Alors… Vous ne m’en voulez pas…

- Bien sûr que non, mon cher Shaky ! La prochaine fois, avec plaisir…

- Je vous baise les mains.

L’Auteur repose tristement le combiné. Il réfléchit. Hum… Zsazsa ? Zsazsa est charmante, prévenante, une copine généreuse pour tout homme de talent – mais elle est tellement occupée ! Et, il en a honte, mais il n’arrive pas à se rappeler si Zsazsa a jamais joué dans une de ses pièces.

Pourtant il se résout, il monte dans une auto – à bas l’avarice, dans l’espoir des honoraires – allons-y, c’est rue Személynök.

- Veuillez m’annoncer… Shakespeare.

Zsazsa vient l’accueillir en personne. Elle l’embrasse avec un entrain souriant, elle l’introduit en un coup de vent.

Saaaluuut, Willy… C’est toi ? Je ne t’ai encore jamais vu, mais je t’adore, mon petit, je t’adore… Fais voir à quoi tu ressembles ! Tu es un grand homme, mon petit, c’est moi qui te le dis. Alors qu’est-ce qui cloche, crache-le vite ! How do you do ?

- Ma chère Zsazsa… J’ai envie d’organiser une soirée d’auteur…

- Et c’est à moi que tu as pensé, hein ?

- Si c’était possible.

- Hum, hum. Avec joie, mon cher, mais tu dois d’abord en parler à Faludi, parce qu’il a réservé cinquante de mes soirées. Ça se passerait quand ? Hein ? Et à quelle heure ? Et qu’est-ce qu’il faudrait y faire ? Chanter ? Danser ?

- Eh bien… j’ai pensé à une scène d’une de mes pièces, on pourrait la monter… la Mégère Apprivoisée, peut-être…

- Excellent, mon petit, excellent ! Mais tu y joueras aussi, hein ! Et écris vite des trucs dedans, une chanson, française, mon petit, ou américaine, c’est ce qu’il faut, mon petit, fais-moi confiance, mon petit, moi je sais ce qu’il faut, mon petit, alors tu sautes dans ton auto, tu cours chez toi, tu choisis bien une scène pour moi, tu l’écris, tu me la ramènes, tu négocies avec Faludi, Emőd, Bús-Fekete[3], mon petit, demain tu montes me voir au Mont Souabe, j’y fais du ski, on répète pendant la descente, puis je te prends dans mon jet, je t’emmène au Kamtchatka, entre-temps on déjeunera, mon petit, avec une de mes petites amies de province, un vrai petit ange, tu en resteras baba, puis à neuf heures et demie tu passeras au Royal, c’est là que je fais ce petit looping-the-loop, tu t’installeras au fond de la cloche de plongée, tu m’y attendras pendant mon numéro, le temps que je saute, on se donnera rendez-vous sous l’eau et je te dirai si je peux travailler avec toi, ciao mon petit, ciao, bisous, tu es mignon, ciao, ciao !...

L’auteur a la tête qui tourne un peu quand il rentre dans sa chambre d’hôtel, où le téléphone n’arrête pas de sonner depuis une demi-heure.

- Allô, allô ! Le Maître ?

- Lui-même.

- Ici le Bureau des Concerts. Maître, je vous prie de vous rendre sur le champ chez Gyula Pekár ou chez Elemér Császár, c’est grave. Sándor Hevesi[4] vient de décommander la conférence introductive qu’il avait promise.

- Mais pourquoi ?

- On l’ignore, on a assez de mal à se procurer toutes les autorisations, la soirée devra avoir lieu dans moins de quatre jours, sinon il n’y a plus de salle.

- Hum… Les places se vendent bien ?

- Assez bien, mais seulement tant que le public croit que Salamon[5] y sera.

- Parce qu’il n’y sera pas ?

- Il joue ce jour-là, trois fois, il est désolé.

- Ah oui ? Alors je verrai ça avec Rott.

- Vous devriez aller le voir immédiatement car il part en voyage.

- Entendu.

Une demi-heure plus tard, au Café New York.

- Mon cher Rott… Vous avez une minute ?

- Je vous en prie.

- Vous ne me remettez peut-être pas… Guillaume Shakespeare…

- Mais bien sûr, qu’allez-vous chercher ! Je vous connais des photos… Que puis-je pour vous ?

- Cher Maître… Je monte une soirée d’auteur… Je vous serais reconnaissant si vous acceptiez de jouer dedans…

- Bien sûr… Qui d’autre avez-vous engagé ?

- Ben… vraisemblablement c’est Elemér Császár qui fera l’introduction… J’espère pouvoir compter sur Fedák, Blanka Péchy, Csortos, Basilides[6]

- Et Salamon ?

- Salamon, non.

- Ah bon. Mais que pourrais-je présenter ?

- J’ai pensé – peut-être quelque chose d’une de mes pièces…

- Il faudrait trouver un extrait d’un rôle que j’ai déjà joué, pour que je n’aie pas à apprendre un nouveau texte. Hum – Ce n’est pas de vous Quatuor à Cordes ?

- Non… Si ma mémoire est bonne, c’est de Szakáll Szőke[7].

- Quelle importance ? À Budapest personne ne fera la différence.

- N’exagérons pas… Je vous propose plutôt… Ne connaissez-vous pas Les Joyeuses Commères de Windsor ? L’histoire de Falstaff…

- Ça ne va pas. Vous n’auriez pas un numéro de cabaret ?

- Attendez. On pourrait extraire de Lear deux chansonnettes de Tamás Kóbor.

- Est-ce que Tamás Kóbor chantait autrefois au cabaret ? Tiens, je l’ignorais. Tant pis, il me fera au moins de la réclame dans le journal Újság. Bon, ça peut marcher, donnez le texte à Heidelberg, il le mettra en musique, je l’apprendrai pour demain. Dites-moi, vous n’avez jamais rien écrit pour le jazz ?

- Je ne pense pas.

- Bon, alors on en reste à ce qu’on a dit.

- Un grand merci.

En route pour le bureau. Chemin faisant il se demande si Gizi Bajor ne pourrait pas réciter quelques-uns de ses sonnets. Il est vrai que Gizi a monté presque tous ses rôles autrefois, mais il a si peu écrit ces derniers temps, on attend de lui peu de nouveautés… Et si Hevesi s’est décommandé, il risque de ne pas lâcher Bajor non plus.

Tout à coup il s’arrête, pris d’une frayeur.

Holà ! Il a complètement oublié les numéros musicaux ! Pourtant aucune soirée d’auteur ne peut être tenue sans musique, l’arrêté municipal stipule que tout programme à l’Académie de Musique doit comporter au minimum un tiers de musique.

Gitta Alpár[8] viendrait peut-être… Mais on ne peut tout de même pas exiger d’elle que… Et Basilides ? Elle n’est pas à Budapest… Et puis je m’agite et je cours depuis ce matin, je ne vais pas recommencer !... Le temps presse…

Il hausse les épaules, se dit zut… Des étincelles d’amertume brillent dans ses yeux.

Bah ! Tant pis ! Il est trop tard pour décommander la soirée, tout a été claironné, annoncé, réservé, il faudrait payer des dédits au Bureau. On veut ou on ne veut pas une soirée d’auteur – si oui, il faut que je monte moi-même sur scène, c’est inévitable, avec mes propres œuvres par-dessus le marché.

Et le temps d’arriver au bureau, il décide de fournir le numéro de chansons lui-même – il chantera le Monologue populaire de Hamlet sur la mélodie "Petite, petite, mais mignonne"[9].

Il pourra même danser s’il faut.

 

Színházi Élet, n°5, 1928.

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[1] Vilma Medgyaszay (1885-1972). Comédienne et chanteuse ; Vilmos Tarján (1881-1947). Journaliste, directeur de cabaret.

[2] Zsazsa : nom probablement inventé ici. En 1904 était paru une caricature légendée "Hamlet-Zsazsa" dans un périodique humoristique.

[3] Sándor Faludi (1873-1945). Directeur de théâtre d’opérettes ; Tamás Emőd (1888-1938). Poète, auteur de chansons ; László Bús-Fekete (1896-1971). Dramaturge, auteur d’opérettes.

[4] Gyula Pekár (1867-1937). Écrivain, homme politique ; Elemér Császár (1874-1940). Professeur d’université, homme politique ; Sándor Hevesi (1873-1939). Écrivain, directeur de théâtre.

[5] Béla Salamon (1885-1965) ; Sándor Rott (1868-1942). Comiques de cabaret ;

[6]Sári Fedák (1879-1955) ; Blanka Péchy (1894-1988) ; Gizi Bajor (1893-1951) ; Gyula Csortos (1882-1945). Comédiennes, comédien dramatiques ; Maria Basilides ()1886-1946). Cantatrice.

[7] Szakáll Szőke (1883-1955). Auteur de pièces de cabaret, cinéaste ; Tamás Kobor (1867-1942). Écrivain.

[8] Gitta Alpár (1903-1991). Comédienne, cantatrice.

[9] Csárdás extrêmement populaire : l’écouter