Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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la "crise" du mariage

crise du maraiage le dois vaincre une certaine résistance en moi avant d’aborder cette question – et les raisons de cette résistance ne sont pas purement psychologiques : cette résistance n’est pas seulement la contestation d’une illusion qui protège d’un mensonge sain et fécond des vérités cruelles que la raison constate même au détriment du réel, dès qu’elle commence à aller au fond des choses. Il s’agit de plus que cela. Je pourrais à la rigueur me résigner à me marteler la tête, et même la cogner aux murs – mais je suis pris de désespoir, de l’angoisse oppressante de l’inutilité, quand je pense aux chances, mêmes les meilleures, qu’une telle manifestation d’opinion pourrait rencontrer. En effet, le mariage n’est pas une manifestation cosmique ou naturelle, comme mon ami Kosztolányi le prétend, le mariage est une institution, un produit et une fonction des lois actuelles de la société, influençable par des lois et des conventions sociales non seulement dans sa forme, mais aussi dans sa substance – elle est réglementée par des lois humaines, et non par des lois de la nature (il convient de faire attention : je parle bien du mariage, et non de la famille !). Or, s’agissant de lois humaines, un penseur comme moi entrevoit la nécessité d’une réforme des lois et conventions actuelles ; il désespère à la pensée que toutes les sagesses et constatations pertinentes remplissant des bibliothèques influencent si peu, si difficilement et si péniblement le travail législatif des hommes. Supposons que je réussisse à trouver la cause fondamentale des maux du mariage dans quelques conventions ou lois erronées, désuètes ou dépassées – à quoi cela m’avancerait-il de le prouver dans l’article ou même dans le livre le plus sincère, le plus convaincant, le plus ardent du monde ? La législation ne se soucierait guère de ma belle théorie, pour elle une théorie n’est que littérature, que philosophie, c’est-à-dire peu de chose. Mon compagnon intellectuel, l’esthète, ou le critique ou le philosophe, chanterait mes louanges et constaterait que j’ai raison, ça cloche là où je le dis, c’est là que le bât blesse, donc je suis un homme très intelligent, car ma déduction permettrait de voir clairement pourquoi nous ne voyons rien. Pendant ce temps et après cela l’institution du mariage resterait inchangée, et deux cents ans plus tard un mari malheureux ou une femme désespérée s’enverrait une balle dans la tête à la lecture de mon livre, et me célébrerait dans son dernier râle comme un grand poète pessimiste qui avec deux cents ans d’avance aura pu démontrer qu’on ne pouvait pas l’aider.

Non, non – ça ne vaut pas la peine d’entrer dans un débat de fond sur la question. Si j’étais législateur, je lutterais peut-être pour une réforme, tout comme que Wekerle[1], qui lui au moins, a créé quelque chose avec l’institution du mariage civil. Mais écrire l’inadaptation du mariage à la façon de Strindberg, pour aussitôt après se remarier une troisième fois, à défaut d’autre chose à faire – non, merci.

Mais en deçà et peut-être aussi au-delà d’un débat de fond (pour commencer toute de suite par un paradoxe, s’agissant d’une notion paradoxale) – occulter cette question est aussi difficile que d’en parler. Aussi difficile, peut-être encore plus difficile… Il est si difficile de l’occulter, que je suis pris d’un étonnement mêlé de respect envers tous ceux qui jusqu’ici, comme moi, ont pu parler aussi d’autre chose – laissant croire que le mariage ne serait qu’une affaire secondaire, une sorte d’aménagement confortable, un cadre de vie soutenant et assurant les choses plus importantes. Si on lit les biographies résumées de grands hommes, la petite donnée "qu’il s’est marié à telle date" figure parmi les autres comme s’il s’agissait d’une date de vaccination ou d’adhésion à une quelconque coopérative de consommateurs. Seul un lyrique ose avouer que se marier est tout aussi important, ou tout aussi peu important, que naître ou mourir – mais le lyrique parle en images, alors que l’homme ordinaire c’est la parole qu’il comprend ! Que faut-il en déduire ?

Une première certitude, même si elle est négative. Il n’est pas possible de représenter logiquement le sens et la raison du mariage, sinon en images, en métaphores, comme objet de poésies. Le mariage est donc quelque chose d’irrationnel, son essence réside dans sa contradiction interne. C’est une chose paradoxale – elle existe, elle vit, elle permet l’existence d’autres choses vivantes et existantes qui, elles, ont un sens, alors que le mariage lui-même n’a aucun sens.

Par conséquent il est clair que le mariage est un sujet inapte à la dissertation. Quel genre pourrais-je donc suggérer au poète qui refuse de se taire là-dessus ? Doit-il écrire un poème ? Dans son poème il s’agira d’amour ou de haine – or amour et haine ne font pas encore un mariage. Un roman ? Un roman décrit, illustre, distingue ; il montre des vies, il dessine des vies : non des schémas, non des éventualités, non le général. On y découvre des mariages, non le mariage. Un drame ? On peut vivre et mourir en trois heures – mais le mariage est la vie, et la vie dure plus longtemps.

Il reste la forme d’expression des paradoxes : l’aphorisme.

 

C’est le problème du mariage qui est entré en crise, ce n’est pas le mariage lui-même. Celui-ci s’est embrouillé pour les pièces de théâtre seulement, et pour les romans. C’est une crise artistique, une crise de conception, pas une crise dans la vie. Pourtant, pourquoi ressentons-nous alors cette crise comme réelle, propre à se sacrifier, comme véridique à trancher dans le vif ? La réponse est simple. Celui à qui le mariage convient, l’homme ordinaire, le travailleur, il n’en fait pas un problème. Celui qui en fait un problème, un objet de réflexion, le subit et en souffre psychiquement – il ne lui convient pas, il n’a pas le talent voulu, il ne le vit pas comme il le faudrait, il le gâche, il le mine, il le démolit. Celui qui saurait le comprendre ne s’en préoccupe pas  – celui qui s’en préoccupe ne le comprend pas.

 

Comment doit-on faire alors ?

On doit le prendre pour ce qu’il est – pour un non-sens, pour la chose la plus insensée au monde.

On doit le prendre pour un jeu, sans le prendre au sérieux, c’est la seule façon de le maintenir. Dès qu’on commence à le prendre au sérieux, il apparaît que c’est impossible. Si on le prend pour un jeu, on peut le trouver amusant jusqu’à la fin de ses jours.

Bien sûr, pour un jeu c’est une chose passablement sérieuse – il exige plus d’attention, de talent, de vigilance, de courage, d’instinct, de réflexes, d’esprit et de ruse que ce à quoi on était préparé : le travail qui fait vivre. Mais c’est dans la nature du jeu. Je n’ai encore jamais vu un homme se plonger avec autant de concentration dans la création de l’œuvre de sa vie (à la seule exception peut-être des artistes !) que le joueur dans ses cartes. J’ai joué un jour une partie d’échecs avec un homme politique aimant évoquer le destin du pays – il arrivait du Conseil tout de suite après avoir tranché des questions d’importance séculaire et avoir perdu le pays. C’était une belle partie – il l’a gagnée, et perdu sa propre vie l’après-midi du même jour car il était distrait et déconcentré. Miklós Zrínyi[2] a battu les Turcs, mais a succombé dans son duel contre un sanglier.

Ce devait être un beau spécimen, l’enjeu était de taille.

Le mariage n’est pas une chose sérieuse. C’est un jeu. C’est excitant et varié. Il n’est pas indispensable à la vie, mais il met la vie en danger à chaque instant.

Il convient de bien en connaître les règles. Il faut les apprendre – dix ou quinze ans d’apprentissage ne sont pas de trop dans cette université où on l’enseigne. Mais n’oublions pas – il en faut autant pour acquérir un certain niveau au violon, au tennis ou à la boxe.

Si en plus vous avez du talent, ce que vous faites sera plus que du jeu. Presque de l’art.

Mais ça vaut la peine de l’apprendre. Ça vaut la peine surtout parce que rien n’y est plus ridicule que les dilettantes. On doit avertir les débutants – de nos jours les femmes jouent mieux que les hommes : elles font plus d’efforts. Il est vrai qu’elles ont plus de temps pour s’entraîner.

J’écrirai un jour les règles de ce jeu.

Pour le moment contentez-vous d’un avis – vous serez ou joueur ou jouet.

 

Un condamné à mort reçoit dans sa cellule la visite d’un enfant à naître, il lui demande s’il doit naître.

Le condamné à mort bafouille pendant un long moment. Il finit par lui conseiller d’essayer en tout cas.

Le mari qui m’a appris tout cela avait rencontré sa femme par un couple en instance de divorce.

Le mariage n’est pas en crise – il a depuis longtemps dépassé la crise à laquelle il n’a pas pu survivre ; il est mort depuis longtemps, il n’existe plus, il a été vidé de son contenu, de son sens, il a perdu sa légitimité. C’est justement là que le bât blesse – il ne peut pas vivre car il est devenu immortel, il ne peut pas mourir car il ne vit plus.

Alors quoi d’autre ?

 

Nyugat, n°12, 1926.

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[1] Sándor Wekerle (1848-1921). Premier ministre hongrois.

[2] Miklós Zrínyi (1508-1566). Poète et chef de guerre.