Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SOIRÉE
"OLYMPE"[1]
(Illusion et
réalité)
Ma Stella unique, mon amie qui me comprend,
je t’écris en vitesse, j’ai du mal à composer
des phrases à cause de la palpitation. Ce dont je t’ai tant parlé, ma Stella
unique, la stèle de mes secrets, demain soir, figure-toi, deviendra
réalité ! C’est demain que nous organiserons cette soirée que nous deux
appelions "Soirée Olympe" quand ce n’était qu’illusions et
soupirs. Et cette réalité promet d’être telle que nous l’avions imaginée lorsque
nous l’avons inventée pendant le cours d’algèbre. Tu te rappelles ?
Il s’agissait de Gyuri,
s’il m’allait bien et si je lui allais bien moi aussi, et qui saurait me
comprendre, mon Dieu, personne en ce monde, Papa non plus, pourtant c’est un
homme cultivé, et quand je t’ai dit, ma Stella, oh mon Dieu, seul Shakespeare
pourrait comprendre mon âme et Guido da Verona[2], si un jour ces deux-là auscultaient mon
âme, ou Dezső Szomory, ou Molnár pourrait
comprendre mon âme, alors que si eux tous ensemble voulaient regarder dans mon
âme et s’ils étaient tous ensemble, à une soirée, chez nous, tous ces grands
écrivains, et alors Gyuri aussi serait là et moi et
eux, et ces grands esprits nous verraient, ils regarderaient dans notre âme,
profondément, et ils diraient leur opinion sur notre âme à mon père, et tous
ensemble ils poseraient leur main sur l’épaule de mon père et ils regarderaient
mon père dans les yeux et ils lui feraient comprendre que c’est l’âme qui
importe et non les misérables questions matérielles et mon père, sous l’influence
de ces géants spirituels, se jetterait dans les bras de ces géants, et sous
l’effet de l’esprit il donnerait son consentement à notre union, pendant que
ces aristocrates de l’esprit, tels que Jenő Heltai,
Ferenc Herczeg, Zsigmond Móricz et la vingtaine d’autres que nous
avions alors notés sur la liste des invités de la Soirée Olympe, reposeraient
leur menton dans la paume de leur main et regarderaient dans l’infini, en
débattant sur le problème de l’existence et de la non existence, en contemplant
avec un doux sourire sur leurs lèvres le bonheur extraterrestre que je leur
devrai.
Ma Sella, qu’en dis-tu ? Ce que je n’osais pas espérer
deviendra réalité ! Figure-toi, j’ai mentionné comme accessoirement à Papa
que puisque nous avons acheté ce petit château et que nous organisons une
soirée d’inauguration à l’occasion de la nomination de mon père en tant que
premier ministre ou je ne sais pas quoi (je ne connais rien à ces affaires de
commerce), nous n’avons qu’à inviter les écrivains. Mon père a haussé les
épaules, il a dit qu’il voulait bien puisque ça me plairait et il a aussitôt
envoyé des invitations – et figure-toi, figure-toi !... Ils ont
accepté !... Presque tous ils ont accepté l’invitation ! C’est
incroyable, ces saints inapprochables, habitants dans des acropoles ! Et
ce sera demain, la soirée ! Et ils seront tous là ! Et je respirerai
le même air qu’eux et je me trouverai face à leur personnage majestueux et
j’entendrai avec mes propres oreilles le miel coulant de leurs lèvres, que
jusqu’alors je ne pouvais admirer que dans leurs écrits – figure-toi !
C’est toutes ces statues de marbres et ces monuments de bronze qui se tiendront
demain autour de la table de la soirée.
Et après on dansera et Gyuri
aussi est invité… Ma Stella, je ne peux plus écrire… J’ai un tel trac… Mais
demain, demain, avant de me coucher je t’écrirai le jour le plus merveilleux de
ma vie !
Ta Miriam.
Ma Stella unique,
j’ai très sommeil, mais comme hier je t’ai
promis de te faire un compte rendu de la soirée, je te raconte tout avant
d’aller me coucher.
Donc, ma douce seigneurie, tout était
passablement chouette. Étaient bons avant tout : Bús-Fekete
et puis Zoli Egyed,
qui est extrêmement drôle, nous avons énormément rigolé, c’est lui qui a
commenté pour moi tout le tralala. Eh bien… Mais allons dans l’ordre.
Les tables étaient dressées dans la salle
d’honneur et il y avait à bouffer et à arroser en quantité (ça veut dire du
manger et du boire si tu t’en souviens) et tout ce qu’il faut. Bon, les gens
ont commencé à se réunir vers les neuf heures et effectivement ils sont tous
venus et moi j’avais un peu le trac, mais Mókuczi,
qui est brillant, m’a vite rejointe et s’est présenté et m’a dit que j’étais un
cher ange et que je devrais garder mon naturel et Laci
Beöthy aussi était tout de suite mignon, ah oui, à
propos de Mókuczi, c’est Imre Farkas,
tu sais, celui qui a pondu le petit cadet, mais indépendamment de ça il est
très mignon, oui, mon frère Bendegúz[3]. Et puis c’est Ferenc Herczeg qui est
arrivé, il est très gentil et tellement jeune que c’est à peine croyable et il
est très chevaleresque – j’ai reconnu tout de suite tout le monde au fur et à
mesure qu’ils arrivaient, d’après les photos, et grâce aux caricatures qui
envahissent les journaux et les revues théâtrales, je n’ai jamais dû leur
demander leur nom – et au début, quand j’étais encore naïve, une voix me
taquinait encore à l’intérieur qui voulait que j’aborde Ferenc Molnár et Heltai, et que je leur demande ce que doit faire une jeune
fille, et si une amitié sincère et un amour vrai pouvaient exister au monde,
mais après j’ai aperçu Szomory ! Ça alors !
Qu’est-ce qu’il est mignon celui-là ! Je lui ai même demandé un autographe
et il était tellement mignon, il m’a demandé si sa queue-de-pie lui allait bien
et s’il me plaisait et ce que je pensais de sa pièce qu’il est en train
d’écrire et qu’il écrira dedans une petite fille exactement pareille à moi.
Et pendant ce temps-là papa discutait avec Menyus Lengyel et Zsiga Móricz et je me suis approchée pour les écouter,
tu sais, il pouvait s’agir de la chose qu’hier soir… Et Menyus Lengyel avec beaucoup d’intelligence a expliqué à Papa, que
seule l’association des auteurs pourrait empêcher l’invasion américaine et Zsiga a beaucoup louangé les meubles, il les a trouvés très
hongrois, et il a raconté ce qui lui est arrivé un jour, dans le train de Szob, quand une vache a traversé les rails. Zsiga est vraiment très mignon. Après j’ai fait la
connaissance de Laci Lakatos
qui m’a dit plein de choses drôles à propos des autres écrivains, j’ai
énormément rigolé, tu sais, on ne penserait vraiment pas que ceux-là… Et Lajos Zilahy aussi est très mignon, il parle peu mais il rit
beaucoup quand les autres parlent.
Voilà.
Ah oui, Gyuri
était là aussi, mais il n’est pas longtemps resté près de moi, quelque chose de
ma part l’a peut-être vexé – que faire, je ne peux quand même pas faire le
pitre pour lui, alors tant pis.
De toute façon je ne veux pas me marier, tu
sais.
J’ai déjà dit à Zoli
que je voudrais être comédienne. C’est sûr qu’il en a dit un mot à Dani, quand
ils ont assez joué aux cartes avec Feri et avec
Monsieur le Président, c’est donc réglé, emballé.
Maintenant je vais me coucher.
A rivederci, salut.
Mari.
Színházi Élet 1928, n°9