Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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HANNIBAL ET LES AUTRES

(Nouvelle philosophie historique)

À mon avis, la pièce américaine qui révèle qu’Hannibal n’épargna pas Rome parce que ceci et cela (comme même Mommsen[1] se l’est imaginé), mais parce qu’il y avait là-bas à Rome une malicieuse et jeunette coquine grecque… C’est la solution qui d’une part justifie la vieille thèse cherchez la femme, et qui d’autre part d’une main audacieuse lève le voile des coulisses de l’âme masculine, en démontrant que même un grand chef de guerre est bel et bien un homme et non par exemple une locomotive à vapeur ou un éteignoir à bougie, comme nous l’avons cru jusqu’à présent. Bref, que cette chose, ce machin, ce truc, ce naturalisme, ce néovérisme et tout le reste, créeront une nouvelle ère non seulement dans la littérature dramatique, mais même dans la conception investigatrice de l’histoire.

Car qu’était l’histoire jusqu’à présent, du point de vue de la réalité ? Rien et moins que rien. Elle voyait derrière les grands événements toutes sortes de choses secondaires et sans importance : famine, soif, rivalités des peuples, dissensions religieuses, grandes volontés de grands hommes. Tolstoï voit de la fatalité dans les entreprises des époques et des gens, Thiers considère le tout comme le ballottement glorieux ou avorté de l’esprit, Marx y découvre des ressorts économiques, H. G. Wells compare tout ce qui est arrivé jusqu’ici à l’humanité à des gamineries des années enfantines.

On n’aura désormais plus besoin de toutes ces explications forcées et alambiquées pour comprendre pourquoi ceci ou cela s’est produit à tel et tel moment dans l’histoire universelle.

Les écrivains américains aussi simplifient joliment la chose, à l’instar de la simplification de la circulation ou de l’extrait de viande du professeur Liebig.

L’histoire a majoritairement été écrite par des hommes, or nous savons que les hommes raffolent des femmes ; les petites femmes en revanche sont extrêmement rusées : à quoi sert ici de raisonner, philosopher, chercher des forces mystérieuses, alors que la chose est si simple ! As simple as a cucumber!

And a good business too!

Car, la philosophie de l’histoire est aussi une bonne affaire – elle relie l’agréable à l’utile. Désormais ce n’est pas dans des ouvrages, des manuels, des sources contemporaines ennuyeuses que nos fils apprendront l’histoire à l’école, mais au théâtre.

On va installer des théâtres historiques, nous apprendrons dans le cadre de matinées théâtrales, dans le cadre de comédies en feuilletons que, par exemple, Sésostris-Ramsès et Toutankhamon n’ont pas construit des pyramides pour pérenniser leur mémoire, mais parce qu’il y avait une petite demoiselle dactylo assyrienne dont Madame Ramsès ne devait absolument rien savoir, et les deux pharaons fêtards faisaient semblant d’être morts, tout en camouflant la demoiselle cryptographe sous forme de sculpture (chacun sait qu’à l’époque l’écriture était hiéroglyphique) ;

Si Moïse a conduit son peuple hors d’Égypte, c’est parce que la fille de Pharaon n’est pas venue au rendez-vous, en revanche il n’a pas brisé les tables de pierre dans sa colère à cause de l’immoralité du peuple, mais parce que Ilona Bab (dont le nom fut transcrit par erreur en Babylone), la jolie petite blonde, s’est moqué de sa barbe ;

Mahomet n’a pas fui La Mecque pour Médine pour les raisons que l’on a cru dans le passé, mais  parce que l’actrice Arab Ella rencontrée à La Mecque devant un moka lui a fait perdre la tête ;

Le cri de Jules « Toi aussi, mon fils ? » quand il a baissé les bras devant les conspirateurs, concernait en réalité Hyppia, une jolie négresse, à laquelle Brutus le brutal faisait aussi la cour ;

Si Julien l’Apostat a perdu la guerre, c’est parce que la bonne de Constantin le Grand qu’il avait achetée de la masse chirographaire de Byzance, lui chantait si bien la chanson « Allégeance à Rome ou Byzance » tellement en vogue en ce temps, qu’elle lui a fait rater le combat décisif ;

La barbe de Frédéric Barberousse était blonde à l’origine, et s’il l’a fait teindre en roux, c’est parce que cela s’accordait mieux au renard de Cunégonde ;

Si le soleil ne se couchait jamais dans l’empire de Charlemagne, c’est parce que ce grand conquérant était jaloux de Justis Prima Noctica qu’un de ses cousins voulait cuisiner, et il ne voulait pas que les deux puissent se cacher quelque part dans le noir ;

À propos de cuisine, la célèbre phrase d’Henri IV « Une poule au pot dans la marmite de chaque Français » provenait justement de ce que lui aussi cuisinait une poule ;

Cet autre Henri qui attendait le pape à Canossa, était en réalité davantage intéressé par l’épouse du pape que le mari parce qu’elle l’avait éconduit ;

Si le royaume du roi Zsigmond était baigné par trois mers, c’est parce que c’était la condition pour qu’il puisse faire la connaissance de la jolie blanchisseuse qui se lavait les pieds dans la Mer Noire alors que celle-ci s’appelait encore la Mer Blanche ;

Si la Révolution Française a éclaté, c’est parce que Rousseau voulait se venger de la jolie petite Yvonne engagée à l’Opéra, il a donc écrit le Contrat Social ;

Si Archimède a sauté de sa baignoire, c’est parce qu’il a aperçu l’élégante Eurêka ;

« Tu me suivras » de Danton ne s’adressait pas à Robespierre comme on le prétend, mais à la jolie demoiselle Thérrorgue qu’il avait suivie sans succès à travers tout Paris ;

Si Napoléon a perdu la bataille de Waterloo, c’est parce qu’il avait quatre as en main, il lui aurait suffi de trois neuf et une carte pour faire une tierce, alors qu’à Blücher il en eut fallu deux, mais Jolly Joker, la coquette anguille, faisait de l’œil à Blücher ;

Et enfin :

La pièce mémorable intitulée Hannibal a été écrite par son génial auteur américain uniquement parce qu’il espérait pouvoir offrir des bas de soie à sa femme avec les droits. Et si moi j’ai écrit mon présent article non moins mémorable ici dans ce café, c’est parce que la serveuse du pain revient chaque minute me déranger et ne me fiche la paix que si elle voit que j’écris.

Cherchez la femme.

 

Színházi Élet, n°16, 1928.

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[1] Theodor Mommsen (1817-1903). Historien allemand, spécialiste de la Rome antique.