Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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VOUS METTEZ AINSI EN SCÈNE

C’est la vocation la plus problématique au monde.

En réalité elle n’existe même pas. Je n’ai pas trouvé une telle entrée dans le dictionnaire.

Si on lui demande en quoi consiste son métier, le metteur en scène répond simplement qu’il met la scène en ordre. Cette activité présuppose un désordre. Si le théâtre ressent la nécessité d’embaucher un metteur en scène, c’est parce que dans son esprit la pièce telle que le dramaturge l’a écrite, les comédiens qui s’apprêtent à la jouer voient tout dans le désordre, en cafouillage dans un non-sens invraisemblable, et qu’il est besoin de quelqu’un pour remettre en ordre toute cette pénible affaire.

Il est le médiateur entre l’auteur et l’acteur qui ne se comprennent pas. Sa fonction relève de l’hypothèse que lui, il comprend les deux.

Et même mieux que ces deux-là ne comprennent leurs propres affaires. Parce que si ce n’était pas le cas, c’est l’auteur qui mettrait la pièce en scène et c’est le comédien qui dicterait à l’auteur ce qu’il doit écrire.

Il doit avoir une conscience de sa valeur, propre à soumettre et l’auteur et le comédien à sa supériorité.

Il est au-dessus de l’auteur et du comédien. C’est par lui que l’acteur apprend ce que l’auteur dirait s’il était comédien, et c’est par lui que l’auteur apprend ce que penserait l’acteur s’il pensait.

Pendant qu’il travaille, il est absolument nécessaire que le comédien qu’il met en scène le prenne pour le plus grand auteur dramatique au monde, ainsi que pour le plus grand comédien et pour le plus grand critique. Sinon, comment pourrait-il se soumettre ?

Je reste toujours bouche bée quand j’assiste à une répétition.

Une femme splendide sur la scène, une comédienne qui à coup sûr connaît bien la vie, des orages ont sifflé autour d’elle, elle a été le centre de passions. Maintenant elle doit avouer, dévoiler son passé, ses souvenirs, ses sentiments les plus profonds, car le texte lui met dans la bouche : « Armand, je t’aime », et elle doit dire ces mots comme elle-même le dirait ou l’a dit, puisque c’est peut-être justement à elle que l’auteur songeait en les écrivant.

Et c’est le moment que choisit un grand jeune échalas au premier rang de la salle vide pour lancer avec supériorité et sûr de lui :

- Reprenez, s’il vous plaît. Un peu plus fort. La voix un peu plus éraillée, puisque vous devez vaincre en vous le souvenir de Duvernois. Comme ça : « Armand, je t’aime ! »

Et il saute sur la scène. Il repousse la comédienne, il prend sa place, il exorbite ses yeux, il halète, porte la main à son cœur. Et il pousse le volume de sa voix cassée : « Armand, je t’aime. »

Et la comédienne n’éclate pas de rire, au contraire elle écoute avec respect, acquiesce et dit : « Entendu, Maître, je comprends. », « Bon, alors allez-y ! », lâche le metteur en scène et il regagne sa place avec componction.

C’est à peu près ça, le metteur en scène : un surhomme qui sait tout, qui voit tout, qui prévoit tout. C’est lui qui dirige le monde – un de ses gestes, et le soleil se couche ou s’arrête, comme aux trompettes de Josué. « Je veux le soleil », dit-il d’une voix ennuyée, « je veux deux nuages là, et des montagnes à droite. »  À la première répétition il crée la lumière, à la deuxième répétition les animaux. Après la septième répétition c’est prêt, il se repose. Dans la Tragédie de l’homme[1] c’est lui qui crée Dieu aussi. C’est seulement du public qu’il ne peut pas créer.

Son maniement des comédiens varie selon qu’il gouverne en absolutisme ouvert ou s’il dissimule sa volonté derrière des formes parlementaires.

Le professeur Reinhardt[2] est un dictateur redoutable aux répétitions. Même broncher est interdit, tout avis personnel est exclu, chacun prie, bouge, pleure et rit selon l’humeur de Reinhardt – il fait répéter trente fois le même mot s’il ne lui convient pas. Résultat : autant de petits Reinhardt sur la scène que de personnages dans la pièce.

Un jour j’écrirai le style des metteurs en scène hongrois tels que je les ai observés au travail.

László Beöthy est courtois, attentif avec les comédiens, il traite chacun selon le respect dû à son rang. Une répétition de Beöthy ressemble à  un thé de cinq heures : des discussions élégantes dans une gentilhommière de province. Il s’entretient avec chaque acteur séparément s’il désire obtenir quelque chose – il préconise la méthode des louanges exagérées, l’enseignement par encouragement.

Dániel Jób est froid, distingué. Il intervient rarement, il écoute ses comédiens jusqu’au bout. Il prend des notes, il soulève ses observations à la fin seulement. Parfois retentit son rire incisif, tranchant. Il explique tout en parole, jamais par gestes.

Ferenc Molnár, metteur en scène exclusif et omnipotent des pièces de Molnár, met principalement l’accent sur les détails. L’exécution fine et minutieuse des gestes, la concordance précise des mots et des accents – chacun doit y prêter une attention tendue, c’est l’effet d’ensemble qui compte. Il est conscient que chaque instant de la pièce a la même importance que la pièce tout entière – une pièce peut naître et mourir à tout instant, il convient de rester sur ses gardes : pour faire durer le succès pendant trois heures, sans une minute de relâchement, il faut autant d’énergie et de tension qu’il en a fallu pour écrire la pièce. Le comédien doit être de bonne humeur pour inspirer la bonne humeur – en répétition, Molnár amuse ses acteurs avec des blagues, de l’ironie, des badinages – il leur joue toute un spectacle, il joue l’écrivain en le caricaturant. Un jour un de ses comédiens qui devait aimer dans son rôle, n’était pas à la hauteur. Après dix expériences successives pendant lesquelles Molnár trépignait d’impatience, l’acteur a fini par exploser : « Naturellement, si vous, l’auteur, ne cesse pas de blaguer ! Comment voulez-vous que je ne rigole pas ? »

Un de mes souvenirs les plus riches d’enseignement revient tout de même au metteur en scène dont je n’oublierai jamais la merveilleuse méthode. Le comédien récitait un de mes poèmes à la manière d’une prima donna masculine à la voix tonnante, imbu de lui-même, selon la mode ancienne dépassée. Il jouait en hurlant un râle pathétique, le texte doux, méditatif, du poème. Le metteur en scène l’a écouté calmement jusqu’au bout, puis il a applaudi avec enthousiasme.

- Bravo ! – cria-t-il. – C’était magnifique ! Génial ! Parfait ! Surtout n’y changez rien ! Récitez-le comme ça le soir de la représentation – sur ce même ton doux, fin, méditatif !

- N’est-ce pas ? – dit le comédien quelque peu étonné.

Le soir de la représentation il l’a récité à la perfection.

Ce metteur en scène connaissait l’âme humaine.

 

Színházi Élet, n°22, 1928.

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[1] Pièce de Imre Madách.

[2] Max Reinhardt (1873-1943). Autrichien, directeur de théâtres à Berlin ; László Beöthy (1873-1931) ; Dániel Jób (1880-1955). Directeurs de théâtres hongrois.