Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
une lecture dans
1
- llô !
Monsieur l’écrivain ? Ici c’est Madame… de la mission… Il s’agirait d’une
conférence…
- Une conférence ? Pardonnez-moi
de vous interrompre… en aucune façon… Je ne me sens pas bien… Je ne vais nulle
part cette saison…
Je revois mentalement les images
habituelles : une salle arrosée de lumière de l’Académie de Musique, de la
Redoute[1] ou d’une de ces associations de
bienfaisance – dans les premiers rangs, des dames en tenue de soirée. Le chant
de Basilides[2] filtre par la porte devant laquelle je
piétine à l’extérieur en attendant mon tour, furieux de ne pas avoir de poche à
mon pantalon sous ma queue-de-pie où cacher mes mains. Applaudissements, puis
l’huissier ouvre la porte – entrez, Monsieur l’écrivain. Je grimpe sur
l’estrade, je m’arrête au milieu, je me plie vers la gauche et la droite,
j’attends avec un pudique sourire figé, puis je me mets à parler ou à lire –
j’élève ma voix, je la fais vibrer, j’en rajoute, tout en observant la voix
intérieure qui ne cesse pas un seul instant, elle cliquette sans cesse, de plus
en plus obstinément. Bibi[3], le petit bonhomme, mon tortionnaire
cruel : « Qu’est-ce que tu es en train de faire ? Tu élèves la
voix ? Tu fais des trémolos ? Tu n’as pas honte ?
Pourquoi ? À quoi ça sert ? Il me semble ne pas me tromper quand je
dis que tu es un homme fier et discret – mais tu forces ta nature, n’est-ce
pas, parce qu’apparemment il est très important que devant Monsieur et Madame
Kovács tu dévoiles ton âme. » Non, non, j’en ai eu mon compte pour un
temps.
- Je regrette… De quoi se serait-il
agi ?
- Nous aurions aimé vous convier pour
la Maison d’arrêt de la rue Markó.
- Maison d’arrêt de la rue Markó ? La procurature ? Le barreau ?
- Non, Monsieur. Pour les prisonniers.
Je me tais un instant.
- Est-ce que c’est une blague ?
- Non, pas du tout. Notre mission
organise de temps en temps une conférence pour les prisonniers. Jusqu’ici, le
plus souvent confessionnelle ou médicale. Nous avons pensé changer cette fois,
et essayer de faire venir un écrivain ou un artiste. Ç’aurait été une première
fois… Mais si ce n’est pas possible…
- Pardon… une minute… La direction de
la prison a-t-elle donné son accord ?
- Bien entendu… Pourquoi le
refuserait-elle ?
Je réfléchis.
- Ce serait quand ?
- Le lundi de Pentecôte, à quatre
heures.
- J’y serai, vous pouvez compter sur
moi.
2
Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés.
Baudelaire,
Spleen et Idéal
À quatre heures pile je frappe à la
"petite porte" tristement célèbre de la Maison d’arrêt, rue Koháry. Une femme en fichu se retourne étonnée pendant que
j’attends dans la rue déserte – qui puis-je donc être, en cette après-midi de
Pentecôte quand il n’y a pas de "visite" ?
Le grand immeuble se tait, muet, morne,
secret, solennel. Qu’est-ce que c’est que cette anxiété stupide qui me serre la
gorge ? Suis-je encore – toujours – cet enfant ? Est-ce que cet
enfant qui se sent coupable alors qu’il
est le seul innocent en ce monde n’est toujours pas mort en moi ?
Je frappe une nouvelle fois, doucement,
pudiquement, comme le mendiant à la porte de l’asile.
Le judas s’ouvre dans la porte, un œil y
apparaît. Une clé tourne dans la serrure. Un homme en shako de soldat avance sa
tête.
- Vous désirez ?
- Euh… Il y aura ici une sorte de
spectacle…
Il devient amical.
- Vous êtes le conférencier ?
Entrez, on vous attend.
Je franchis le seuil. La première porte se
referme derrière moi. Des gardiens armés le long du long couloir. Ils me
toisent, ils observent soupçonneusement les livres que je porte sous le bras.
- Veuillez attendre ici, je vais
avertir Madame.
Il s’éloigne à pas rapides.
Je reste planté dans le couloir, entre les
gardiens. Je leur souris, je tâche d’afficher une indifférence, je fais les
cent pas en sifflotant. Stupide, stupide Bibi – laisse tomber ! Je ne
t’écoute pas ! D’accord, couillon, c’est une bonne plaisanterie que tu me
chuchotes ici à l’oreille avec ton rire sardonique – tout en me répétant :
« tu t’es fait avoir, quoi ! Tu l’as voulu ! Comment tu as pu
tomber dans ce grossier piège policier ? Lecture pour les prisonniers ?
Mon œil ! Ha, ha, ha ! À qui faire croire ça ? Tu t’es fait
avoir par la vanité ! Tu as marché – la porte s’est refermée derrière
toi ! Ils t’ont pincé, ils t’ont piégé… pauvre andouille ! »
… Moi ?... Baliverne… Pourquoi ?
Qu’ai-je fait… ? - « Ce que tu as fait, faux jeton ? Tu veux
faire l’hypocrite avec moi ? Ce que tu as fait ? Et la
grenouille… ? Et les prunes… ? » - Imbécile… je n’avais que six
ans… et personne ne m’a vu… et elle a tout de suite crevé… et les prunes…
Flûte, je n’avais toujours que six ans – tu as perdu la tête, toi… -
« Bon, entendu, et avant-hier ? Qu’as-tu pensé avant-hier de ce type
qui a écrit cette imbécillité, selon toi ? Hein ? Tu crois que tu ne
t’es pas trahi ? Ho, ho ! Tout le monde sait depuis longtemps, toi
seul ignores qu’ils le savent… ce que tu lui as souhaité ! Maintenant tu
es pincé ! »
Le gardien revient.
- Par ici, s’il vous plaît.
Je le suis à pas hautains, souples, tout
blême. Oh cette chère, très chère… dame de la mission ! Elle va apparaître
enfin ! Elle sait, elle, que moi je ne…
Nous traversons deux cours, nulle part âme
qui vive. Les uniformes fenêtres à barreaux sont muettes elles aussi, on
n’aperçoit aucun visage. Nous nous arrêtons dans la troisième cour.
- La conférence aura lieu ici.
Je regarde autour de moi, étonné. Personne
nulle part, des rangées de taciturnes fenêtres à barreaux, alignées sur quatre
étages. Au-dessus de la cour un carré mauve, froid, nettement découpé dans le
ciel nuageux. Une estrade contre un mur, une chaise et une table bricolés avec
des planches dégrossies.
- Et le public ?
- Veuillez patienter. Prenez place.
De façon inattendue des gardiens
s’installent des deux côtés sur deux rangs.
Je monte lentement sur l’estrade. Et
aussitôt je me retourne, pour faire taire Bibi, l’insolent, qui n’arrête pas de
me harceler. « Tu es monté, oui ? Une conférence, oui ?
Intéressant ! Rien ne te gêne là-dedans ? Hein ? Cette image, ça
ne te rappelle rien ? Dans la cour d’une prison… Entre deux rangs de soldats…
Un podium bricolé en planches… Tu ne vois toujours pas ce qui s’y
prépare ? »
Des ordres retentissent.
- Le premier étage… peut
avancer !
Deux minutes de silence… Puis…
Cette fois tu la boucles, stupide
Bibi !
Un défilé silencieux prend son virage et
avance du fond de la cour sur deux files. Des hommes en civil et en pyjama
rayé, mélangés. Ils approchent. Ils lèvent sur moi un regard étonné. Deux
gardiens les rangent par huit dans une moitié de la cour.
Nouvel ordre.
- Deuxième étage !
Une nouvelle colonne apparaît. On les place
également.
- Département des femmes !
La troisième marche apparaît, sans faire de
bruit…
Tais-toi, Bibi…
Je vis un rêve… j’ai lu Dante hier soir…
voilà, ce sont ici les Âmes perdues alignées… autour de la barque de Charon, en
train d’attendre patiemment… dans ce paysage des ténèbres…
Je suis réveillé sur le cri d’un ordre.
- Ne vous serrez
pas tant ! Gardez vos distances !
Les Âmes, personnages animés d’une
illustration de Gustave Doré, tanguent, se desserrent, tournoient…
La voix de la femme me permet de reprendre
mes esprits : - On peut commencer !
3
- …J’aimerais vous amuser un peu, dans
la mesure de mes moyens… Briser pour quelques minutes la monotonie de votre
vie…
Je me mets à lire, les yeux baissés. Je
leur lis une humoresque.
Silence. Je les guette en douce. Ils se
tiennent debout, muets, disciplinés. Les pâles visages méditatifs sont fixés
sur moi. Un monsieur bien vêtu, dont on décèle l’amour-propre (une célébrité
accusée d’avoir assassiné sa femme) affiche un sourire détendu. En majorité,
des gens simples, des zonards des abords du Bois de la Ville, des domestiques
dépravés, ne savent pas quelle attitude prendre – ils constatent que quelqu’un
leur fait un prêche, mais c’est un civil, pas un curé. Il prêche de drôles de
bizarreries – on rirait même si on ne craignait pas de l’offenser.
Les quelques premiers "gags", au
sens scénique, se perdent totalement, sans effet. Silence, je continue
calmement la lecture. Mais comme c’est étrange, Bibi est silencieux, il ne
m’interpelle pas, il ne me raille pas en me disant : « c’est bien
fait pour toi, c’est raté, comme il se devait. »
Enfin, un des détenus, un
"intellectuel", pousse un rire timide, sans voix, et porte autour de
lui un regard interrogateur. Plusieurs expérimentent le rire. Les détenus en
pyjama, voyant que c’est permis, accompagnent eux aussi ces rires.
Des rires étranges, timorés. Comme celui
des enfants.
Et voici que, en tant que
"conférencier" humoristique, au lieu de me sentir rassuré, lever la
voix et aiguiser les chutes afin "d’augmenter" le succès – je me sens
pris de honte. Qui plus est, Bibi aussi se remet à parler, mais pas à moi, il
s’adresse à eux, le public, peut-être pour la première fois de sa vie – sans
plaisanter, sans railler, sans faire le supérieur.
Je n’ai jamais encore entendu Bibi parler
comme ça. Bibi me défend, Bibi, mon pire ennemi, mon censeur, mon critique.
« Pardonnez-le – c’est ce qu’il dit. –
Le conférencier regrette. Il ne blague pas parce qu’il est de bonne humeur,
sachant que lui, il sera libre de sortir d’ici. Il regrette aussi de vous avoir
fait rire. Il se doute que rire ici n’est peut-être pas une bonne chose, cela
ne rafraîchit pas, on est encore plus triste après avoir ri, on a si peu de
raisons de rire. Il regrette déjà tout cela. Le conférencier est lui-même
embarrassé, il se protège pour ne pas être envahi, attrapé, saisi à la gorge,
atterré par le sentiment terrible, cruel, plus fort que tout désir, toute
volonté vitale, tout amour : la pitié – sinon c’en serait fini de lui, il
ne pourrait plus repartir, il devrait descendre de l’estrade et se mêler à
vous, remonter avec vous dans les cellules et y demeurer avec vous – car alors
il devrait apercevoir l’autre face, la
face interne de la porte fermée du châtiment, celle qui exclut de la prison
du châtiment une autre prison, extérieure
celle-là : la prison des tentations.
Le conférencier regrette et il a honte – il
ressent pour la première fois que dans toute plaisanterie et dans tout
"humour" se cache quelque chose de la prière simpliste de ce clown
légendaire qui, ne sachant pas faire autre chose sous l’emprise d’une émotion,
fait des galipettes devant l’autel de la pitié. »
4
Ce matin j’ai reçu une lettre d’un proche
d’un des détenus. Le détenu s’étant rendu compte que j’étais abattu en les
quittant, me fait dire que je me trompe si je crois que je n’ai pas eu de
"succès" – ce qui m’induit en erreur c’est qu’ils n’ont pas applaudi
à la fin, ils ont seulement lancé des « Merci ». On n’a pas
l’habitude d’applaudir ici, mais j’ai pu entendre leurs rires nombreux et
savoureux – et il peut m’assurer que toute la journée les détenus ne parlaient
que de cela, et qu’ils l’ont apprécié, et qu’ils affirmaient qu’ils l’auraient
écouté jusqu’au matin.
J’avais des frissons glacés dans le dos en
lisant cette lettre. L’âme deviendrait-elle à ce point méfiante
là-dedans ? Ce prisonnier ne pouvait même pas supposer que j’aurais pu
être abattu et triste pour d’autres
raisons qu’un manque de succès ?
Az Est, 2 juin 1928.