Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PLURIEL
(Olympiades)
À la fenêtre du bureau d’édition du Boulevard
Erzsébet, sur un drap géant de papier, des lettres grossières, fraîchement
peinturlurées, annoncent :
- En water-polo, nous avons battu l’Amérique
cinq à zéro!
Des vivats enthousiastes dans la foule
serrée qui piétine devant la vitrine. Quelques galopins ont grimpé au sommet
d’acacias maigrichons pour apprendre les résultats deux secondes avant les
autres. Ils claironnent vers les badauds :
- On a gagné !
Je les regarde. L’un, un petit voyou haut
comme trois pommes au visage sale, hurle si fort que cela lui exorbite les
yeux.
- En lutte nous sommes les
meilleurs !
Il se racle la gorge, il tousse, ce
corneillon noir, puis se prépare à descendre aussi vite qu’il peut, un agent
l’a repéré ! Parvenu au tronc il ne s’accroche plus, il se laisse plutôt
glisser. Quand il touche le sol je vois que ses épaules ne sont pas droites et
qu’il a une jambe plus courte que l’autre. Il essuie en haletant son petit
visage d’infirme, ses yeux brillent. Il donne un coup de coude à son copain qui
l’attendait en bas.
- Mon pote ! Nous sommes
champions ! On aura aussi le water-polo ! Nous sommes
invincibles !
Plus loin, au coin de la rue, un petit
homme à pince-nez gesticule. Son cou penche en avant, sa pomme d’Adam sautille
comme un crapaud. Il explique quelque chose, il grasseye, un fil nerveux
hystérique zigzague constamment sous un de ses yeux – c’est à cela que je le
reconnais, tiens, c’est Monsieur B., qui est-ce déjà ? Ça y est, ça
me revient, c’est au cercle que je l’ai vu la dernière fois, en douze. Il y
faisait lecture de quelque dissertation sur les poètes français décadents, il a
aussi publié quelques sonnets dans A Hét, je me rappelle le titre de l’un : « Triste
masque de Beethoven sur le mur ». Il n’a pas beaucoup changé. Je pourrais
m’approcher et lui demander s’il se souvient de moi, mais il est en
conversation avec un gros monsieur qui essuie sans cesse sa sueur, il pousse en
avant sa grosse bedaine comme une brouette qu’on lui aurait confiée. Nous nous
frayons difficilement un chemin dans la foule, le gros s’arrête à tout instant.
L’ancien
poète au sonnet (furieux) : Arrêtez vos élucubrations ! Sur
cinq cents mètres nous sommes toujours les plus forts ! Les jeux
olympiques ça ne veut rien dire ! On finira par leur montrer !
Le
gros (haletant) : C’est le marathon qu’on aurait dû gagner !
On l’aurait eu sans cette fichue crampe à l’estomac ! Ces quarante-deux
kilomètres, c’était dans la poche ! On peut courir le double ! (Il
s’arrête, il s’essuie le front.)
Le
poète au sonnet : Et le saut en longueur ? Nous sommes à
même de sauter aussi loin que l’Angleterre et la Norvège réunies !
Le
gros : Laissez tomber le saut en longueur, fichez leur un peu la
paix. Notre vraie force est dans le saut en hauteur ! Regardez la
tendance ! Il y a deux ans nous avons sauté cent quatre-vingt-dix… L’an
dernier cent quatre-vingt-dix-huit… L’année prochaine nous franchirons les deux
mètres les mains dans les poches ! (Il s’arrête, après avoir franchi sans
succès une boîte d’allumettes jetée par terre.)
Le
poète au sonnet : Mais non, ce sont les lutteurs poids lourd que
nous devons développer… C’est un sport pour nous… Les poids lourds… (Il est
interrompu par un coup de vent qui le soulève et le fait s’envoler.)
Dans le tram un échange véhément m’attire,
il me fait sortir sur le perron.
Un manchot gesticule avec le seul bras qui
lui reste, le gauche.
- Parfaitement, c’est l’escrime !
Il n’y a que le sabre qui vaille pour nous ! C’est lui qui nous tirera de
la mouise.
L’unijambiste, son interlocuteur, affiche
un sourire supérieur.
- Et Bárány ?
- Qu’est-ce que vous cherchez
là ? Nous sommes nuls en course.
L’unijambiste devient rouge pivoine, il
tape de sa béquille.
- Comment osez-vous ?
Le tram ralentit, il s’arrête au milieu du
pont. Cris, rassemblement, panique. On a écrasé quelqu’un. Et puis après ?
Ce n’est pas une raison pour nous faire attendre une heure sur place !
Allons, avançons !
Un crieur de journaux grimpe sur le
marchepied. Il claironne :
- Nous avons des chances de gagner le
plongeon et d’être champions du monde !
Vivent les Jeux Olympiques ! Vivent
les couleurs hongroises !
Vivons, vivons !
Que je vive !
J’ignorais que je suis multiple champion du
monde !
Az Est, 12 août 1928.