Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
la lettre la plus conventionnelle
La
lettre la plus conventionnelle est en réalité une contradiction, parce que dès
qu’une chose est "la plus…", elle sort du rang, elle ne peut donc pas
être conventionnelle. Il faudrait donc nous corriger et parler avec un rien de
tautologie de "lettre typique" ou de "prototype de lettre
conventionnelle".
Bref : la lettre la plus banale que je
reçois d’habitude, dont j’ai déjà reçu des milliers dans ma vie, diffère des
deux ou trois lettres originales auxquelles elle aimerait ressembler, dans la
mesure où, au moment de l’écrire, l’auteur de cette lettre-là
la croyait passablement originale. Dans la lettre conventionnelle il est très
intéressant d’étudier cette pose ou cette idée caractéristique, cette forme de
manifestation imaginée spéciale ou particulière, que neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf personnes sur mille s’imaginent être pareillement
originales et uniques dont elle seule a pu avoir l’idée.
Ainsi par exemple j’ai reçu au moins trois
cents lettres commençant par ces mots :
« Très estimé Monsieur
l’écrivain !
Je sais parfaitement que vous jetez des
centaines de lettres par jour dans la corbeille, sans les lire – je vous
demande donc de ne surtout pas lire la présente… etc. »
Chacun des auteurs de ces trois cents
lettres s’est imaginé séparément original, croyait être plus rusé que moi, et
que moi qui ai lu tant et tant de lettres ennuyeuses et monotones, serais
surpris par cette tournure inattendue, m’étonnerais qu’il me connaisse si bien
moi et les épistolaires, lirai forcément sa lettre à lui avec la plus grande
attention.
Il se trompe. Les lettres ordinaires qui
disent exactement ce qu’elles veulent dire, ce dont l’auteur de la lettre
voulait m’informer ou ce qu’il voulait me communiquer, je les lis toujours. Les
lettres que je ne lis pas sont celles qui dès les premières lignes m’insultent,
m’accusent d’être un hurluberlu inconséquent, et supposent que je suis mal
éduqué et que je jette à la corbeille les lettres de personnes inconnues sans
les lire. La lettre de celui qui suppose cela de moi, je ne la lirai
certainement pas, je la jetterai à la corbeille.
D’autant plus que je n’ignore nullement ce
qui figure dans la lettre. Il y figure en long et en large que je dois
certainement penser que lui, l’auteur de la lettre, écrirait exactement la même
chose que des centaines d’autres m’écrivent chaque jour et dont je dois
forcément être excédé. Or, partant du simple fait qu’il peut très bien imaginer
ce que les autres m’écrivent, je devrais conclure qu’il ne ressemble nullement
aux autres auteurs de ce genre de lettres.
Et cætera, et cætera, les quatre cinquièmes
de la lettre répètent que lui, l’auteur de la lettre, n’est pas un homme comme
les autres, ceux qui s’assoient et adressent des courriers à des écrivains,
ceux-là tout comme moi, il les trouve ridicules, et quant à lui il n’a jamais
agi ainsi, et il ne le ferait pas cette fois non plus s’il ne craignait pas que
je le prenne pour un homme semblable aux autres.
Une lettre "originale" de ce
genre dont le résumé si je la condensais refléterait que l’auteur voulait
simplement me faire savoir qu’il n’est pas un correspondant ordinaire, donc je
ne dois pas compter sur lui pour qu’il m’écrive une lettre, mais si j’ai maille
à partir avec lui, je n’ai qu’à le lui dire, à lui qui est si différent des
autres – une telle lettre exprime en général sous une forme extrêmement
spirituelle et humoristique le riche contenu ci-dessus. En tout cas ce genre
d’auteurs considère comme très spirituelle cette
familiarité légère et négligente avec laquelle il compte attirer mon attention,
jugeant que moi-même, homme original et direct à leurs yeux, je méprise le
formalisme, les lieux communs et les banalités. Il arrive qu’ils terminent leur
lettre de façon d’après eux inattendue par un : « Bon, salut mon
pote ! », si ce n’est pas une simple grossièreté.
Ces gens-là avaient entendu dire que je
suis une sorte d’humoriste, mais ils n’ont pas une idée précise de ce qu’est un
humoriste. Qu’il me soit permis de répondre une fois pour toutes, par manque de
place, collectivement à chacun de ces correspondants, en essayant de rafraîchir
leur culture lexicale quant à la signification du terme humoriste. Alors :
par humoriste on entend un homme qui plaisante avec tout le monde, et non un homme
avec qui tout le monde peut plaisanter. Celui donc qui souhaite que je lise sa
lettre, voire que je lui réponde en gentleman, je lui demande une chose
passablement originale : me dire avec sérieux et objectivité ce qu’il a à
me dire.
Tolnai Világlapja, n°26,
1929.