Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
je suis admis À
(Rêverie)
Ça ne peut pas continuer, toutes mes
tentatives ne sont que des demi-solutions, comme ça je ne
guérirai jamais.
Comme ça, je ne deviendrai jamais un
homme. J’ai tout raté depuis le début, j’ai beau
réparer, rapiécer, ça ne donnera rien de valable.
Les différents examens, la
cartographie extérieure et intérieure de mes organes telle
qu’établie par les différents certificats, constatations,
radiographies, conclusions générales et particulières,
m’ont convaincu à l’évidence que je suis porteur de
gros ennuis. Je suis plein de calcaire, mes glandes endocrines produisent tantôt
trop sec, tantôt trop gras – que le diable emporte tout ça,
ça va mal se terminer si ça continue.
Aucune transplantation ne peut y
remédier, il n’existe aucune panacée, l’élixir
de vie n’a pas encore été inventé. Bien sûr,
on me dit que c’est physiologique, cela n’a rien d’anormal,
à votre âge c’est ainsi pour tout homme normal, tout comme
il est normal de voir les cheveux qui blanchissent sur la tête des vieux
hommes normaux, il serait anormal qu’ils ne blanchissent pas.
Merci beaucoup. Je comprends. Je comprends
même très bien. Je sais ce que vous voulez dire par là, pas
la peine de continuer. Que moi aussi comme chacun, mon papa et ma maman, et
Monsieur le rédacteur en chef, et le docteur aussi qui
l’affirme : vous vieillissez tout doucement, et vous finirez
tôt ou tard…
Merci. Ça me suffit.
On ne peut qu’acquiescer poliment.
Bien sûr, bien sûr, je sais tout cela, on n’a pas envie
d’offenser le docteur après tout.
Mais au fond de moi on ne me le fera pas
avaler.
Que c’est une chose normale
que… moi aussi… à la fin…
Baliverne ! Le docteur dit des
sottises ! Je demanderai au docteur, le moment venu, quand ce sera
d’actualité, s’il trouve vraiment normal d’avoir
à mourir.
Ânerie. Par-dessus le marché,
une absurdité grammaticale. Ce verbe désagréable, je
pourrais dire indélicat, est un verbe défectif, il n’a pas
de première personne au présent – je serais un mauvais
styliste, je parlerais mal ma langue, si je prononçais ou simplement
imaginais une chose pareille.
Non, non, merci bien, pour ce genre de
science "exacte". Je suis à la recherche de la grammaire correcte
et du beau style, et je ne vais pas gober une chose comme… euh… que
je me… Si c’est là tout ce que la science exacte sait
produire, qu’elle se le garde.
Alors je préfère la bonne
vieille psychanalyse.
Ça oui. Elle ne se fait pas
désagréable, elle ne pose pas de ces questions comme : quel
âge vous avez ? Car n’est-ce pas, à votre âge il
serait déjà convenable de…
L’âme n’a pas
d’âge, c’est tout.
Mon âme, tout au moins la partie de
mon âme qui intéresse la psychanalyse, le Monde de
l’Inconscient – hein, qu’en dites-vous ? n’a pas
vieilli d’un iota. C’est seulement la minable superstructure, ces
quelques strates sans intérêt, appelées Conscience ou
Raison ou quoi encore ; le scalpel de dissection du psychanalyste
épluche mon âme comme on épluche une pomme de terre. Le
vrai, la Substance, ce qui compte, n’a pas vieilli. Elle est
restée la même.
Pensez au moment où vous quittez une
séance de psychanalyse, où l’on vous a un peu
disséqué – ça oui ! Je suis vieux ? Ou
seulement adulte ? Majeur ? Adolescent ? Pas question ! Je
suis âgé de deux mois, un point c’est tout ! Si
j’ai une cigarette au bec, c’est par erreur – ce n’est
que le symbole du sein maternel, faute de mieux ; et tout ce que je sais,
je sens, je rêve, ce ne sont que les projections perverties des
désirs et des besoins simples d’un adorable gros
bébé de deux mois tout au plus.
Je suis un nourrisson de deux mois, point
final !
Ça oui ! C’est de la
science !
Avec une telle découverte, ça
vaut la peine de vivre. Comme ça tout va bien. La voie est libre.
Géza, mon cher ami, toi qui es
professeur, directeur de la clinique pédiatrique, sois gentil et
réserve un lit pour moi dans ton service pour demain soir. Dans
l’après-midi je passerai encore chez mon analyste personnel pour
qu’il me débarrasse de cette maudite idée fixe, la
physiologie, ensuite j’entrerai directement dans ton
établissement.
S’il te plaît, ne m’en
veuille pas, je suis un orphelin sans père ni mère, un enfant
abandonné, je ne peux aller nulle part ailleurs.
Un modeste petit lit, si possible à
l’étage, tu sais, là à droite où nous
attendions ensemble l’autre jour mon petit compagnon né à
deux mois.
Oh, comme ça va être
chouette !
Je me reposerai bien !
Je promets d’être sage, je
pleurnicherai peu, et je ménagerai le mieux possible le linge propre.
Les après-midi, à
l’heure de la sieste, quand il n’y a pas de visites, et que tu te
reposes ou lis dans ta chambre, je ferai éventuellement rouler mon
berceau chez toi dans mes langes propres, pour faire une partie d’échecs
avec toi.
Ah oui, encore quelque chose, pour que je
n’oublie pas – tu sais que je voulais me déshabituer de
fumer ces cigarettes dégoûtantes, ce qui d’après la
psychanalyse ne sert qu’à dissimuler et symboliser le sein
maternel. Bref, quant à remplacer l’origine de ce symbole de
cigarette par… je crois qu’au quatrième étage cette
ravissante puéricultrice brune me conviendra, je te prie de faire le
nécessaire pour qu’on me l’attribue.
Tolnai Világlapja,
n°43, 1929.