Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
hÁrmashatÁrhegy
Attention, poésie
Chère Madame, ma chère Böske,
c’est vraiment très gentil à toi d’avoir pensé à moi. Pendant que ton mari, cet
étudiant éternel, s’installe après le déjeuner dans la bibliothèque du château
pour écrire cette chose sur les anciens Hongrois qui se chamaillaient entre
eux, et pendant que moi aussi j’aurais dû écrire ma requête à adresser au fisc,
tu m’as dit tout à coup : tiens, viens plutôt faire une heure d’auto avec
moi – et avec ta jolie petite auto, tu m’as emmené en cinq minutes sur Hármashatárhegy[1], qui se trouve ici sous notre nez, plus
près même que Svábhegy, à quelques minutes à peine du
Pont Margit, chose que j’ignorais, je te le jure.
Quelle chose merveilleuse ! Je
connaissais l’existence des Monts Colorado, de la Vallée d’Engadin, des sources
du Nil, je les connaissais bien des photos en couleur – évidemment. Je ne me
perdrais pas non plus sur les pentes rocheuses de la Lune, si souvent je les ai
regardées dans l’Illustration, je
connais même l’emplacement des taches solaires. J’ignorais tout en revanche de Hármashatárhegy. C’est du joli, je suis obligé de chercher
des comparaisons étrangères – c’est comme les fameuses montres suisses –
écoute, ça fait penser à Mayerling. C’est merveilleux ! On vient de
construire une route qui serpente parmi les sapins – des sapins ! Au
sommet un charmant refuge, des vaches, des poussins, et un panorama ! Ça
surpasse ce qu’on pourrait voir d’un campanile, de la Tour Eiffel ou, que
sais-je, de n’importe quel lieu de pèlerinage. Chemin faisant nous sommes
passés devant l’entrée de la grotte de Pálvölgy (ne
pas oublier d’y retourner dimanche prochain), or je n’ai jamais entendu et jamais
lu dans une nouvelle, ni un éditorial, ni un discours parlementaire, ni un
rapport de la Bourse, que nous avons à deux pas d’ici, sous notre nez, une
grotte riche en stalactites plus grande qu’aucune autre dans le monde entier,
il faut plusieurs jours pour la parcourir sous les Monts Pilis[2], franchir des salles énormes, des couloirs
dantesques, entre des chauves-souris rescapées de l’Enfer et des escargots
marins fossilisés et les souvenirs antédiluviens des fougères arborescentes.
Écoute, figure-toi qu’ici à Budapest, à
deux minutes du Café Seiffert, l’agent d’assurances
Fougère, descendant tardif des fougères archaïques, avale sa glace à la
vanille, pendant qu’il additionne et soustrait des chiffres en allemand sur la
table en marbre vieux de cent mille ans.
Et au sommet de la montagne, quand la Ville
étalée dans le lointain semble nous encercler pendant que nous parcourons le
belvédère, le contour mystérieux des monts Matra apparaît à travers le
brouillard – au sommet de la montagne tu m’as demandé très justement, toi, ma
bonne et svelte Böske, descendante tardive des Bôske anciens qui s’affairaient ici autour du feu quand,
jadis, surgissaient encore des colonnes de lave des sommets des Monts Pilis – tu m’as donc demandé très justement :
- Alors, qu’est-ce que tu en
dis ?
Justement, cela m’ennuie de te dire ce que
j’en pense.
Je ne voudrais certainement pas t’offenser,
petite Böske de Pest, Böske
européenne, Böske universelle – ne me regarde pas
avec cet air effaré qui se demande : tiens, dans quel livre scolaire, dans
quel mauvais roman il a pu trouver ces âneries – ou alors il divague ?
Non, il ne s’agit pas de cela. Je préfère
te répondre que c’est merveillique. Sans rire, la
perspective est passablement splendidique. J’aimerais
savoir jouer la différence au piano entre la beauté de cette vue et mes
perspectives de gagner par exemple le gros lot.
Tiens, regarde, comme la ville s’agrandit
bien par là où brille le Danube – le prix de ces terrains va vite monter, il
serait opportun de spéculer.
Quel dommage que je n’y connaisse rien. Je
ne suis pas un spéculateur.
Je pourrais aussi te dire : regarde,
le terrain est idéal, on pourrait bâtir ici une citadelle pour défendre la
ville en cas d’attaque étrangère – l’infanterie arriverait de là, passerait par
ici, la batterie de canons resterait abritée.
Quel dommage que je ne sois pas militaire.
Je pourrais aussi te dire que d’ici on
pourrait bien se lâcher en planeur, seulement je n’ai pas d’avion et je risque
probablement de ne jamais en avoir.
Je pourrais aussi m’asseoir et faire une
jolie prise de vues en couleurs, éventuellement avec une caméra mobile – hélas
je ne suis ni peintre, ni réalisateur de cinéma.
Je pourrais aussi te rapporter des potins
et dire : regarde, tu vois cette villa, c’est là qu’habite ce banquier, tu
sais, celui qui est en train de se demander comment pousser sous l’eau la tête
de l’habitant de cette autre maison, celle que je te montre, à cause de
l’actrice qui habite là-bas, derrière l’Île Marguerite, tu vois ? Tu
ignorais cette affaire ? Cela fait deux mois que ça dure ! Serais-tu
davantage intéressée par la vie intellectuelle ? Regarde, c’est dans cette
rue-là que se trouve la rédaction où mon ami B. est en train de dicter son
article dans lequel il attaque mon ami G. à cause de son essai récent, dans
lequel il prétend que le dernier roman
de Ferenc Herczeg[3] est…
Hélas je ne suis même pas assez bon
journaliste ou romancier populaire, parce que je te jure que je ne sais pas de
façon certaine si l’idylle du banquier avec l’actrice dure depuis un ou plutôt
deux mois, ni ce que G. prétend du nouveau roman de Ferenc Herczeg.
Bien sûr, mais cela m’oblige à me demander
qui je suis alors. Je devrais annoncer la couleur – au nom de qui, de quoi,
devrais-je m’en mêler, m’adresser à toi, m’adresser à vous, muettes vagues
figées des montagnes, et toi, paysage répandu, et toi horizon lointain – toi
qui écoutes dans une attente muette et obstinée, retenant ton souffle, tu
attends solennellement, tu écoutes et tu espères que quelqu’un parlera en ton
nom, ici dans la chaire de la montagne que tu as hissé sous mes pieds – tu
demandes que la Nature parle à ta place et qu’elle relate ta tragédie, avec
Dieu, dans l’espace sombre et infini que tu t’es forgé entre soleils et lunes
et astres – tu espères ouvrir maintenant devant ton porte-parole, l’Homme, les
plaies saignantes et hurlantes des chaînes de montagnes, les larmes des
rivières coulant entre tes rides et l’optimisme assoiffé des forêts, leur
nouvelle espérance naïve dans la foi d’un nouvel Eden ?
Au nom de qui ?
Au nom des
mots, au nom du verbe que tu as inspiré, toi Nature, un jour il y a
longtemps – c’est toi qui as enclenché le cri archaïque, c’est toi qui a éduqué
Horace à ton usage, c’est de toi que Dante a appris de terribles mots
passionnés, c’est toi qui as insufflé des symboles au doux passager de Bunyan[4], prêté des métaphores à Victor Hugo, c’est
en toi que l’Ulalume d’Edgar Poe[5] s’adoucit dans une mort mystérieuse,
s’élance vers de lointaines voies lactées.
Au nom des mots – mais où sont donc passés
les mots qui, il y a peu, voltigeaient ici autour de moi, et maintenant je ne
les trouve nulle part.
Ne déclame pas, mon fils.
Ne déclamons pas, Monsieur le rédacteur –
mettez bien dans votre tête que la nature n’est plus à la mode ; surtout
aucune description de paysage, pas de romantisme à la Walter Scott.
Aujourd’hui cela ne s’appelle plus la
nature – je ne comprends pas comment ce mot indécent a pu te venir à l’esprit.
Un gentleman ne prononce pas de tels
mots, surtout en compagnie de dames. Parlez de randonnée, d’une aire de
navigation, de piste de ski, de région apte aux sports d’hiver, d’un bon
terrain de tennis, d’un site convenable en altitude pour estomacs acides, d’une
excellente base de golf, vous pouvez même évoquer l’océan s’il peut venir sur
le tapis grâce au caractère sableux de son littoral ou les lignes navigables de
ses rives – et nous comprendrons à quoi vous ferez allusion.
Mais les cimes, la ligne d’horizon et le
ciel étoilé, le flux des montagnes et le jusant des vallées – quel guide
touristique vous a enseigné cette terminologie dépassée ?
La nature…
Elle a existé tant que l’on errait seul
dans son giron – ou tout au plus à deux.
À trois. Le monde, l’homme qui la regarde,
la femme à qui il la raconte.
Mais dès que nous sommes plusieurs…
Imagine que nous ne sommes pas deux ici
mais, disons, un groupe en excursion.
Au bout de cinq minutes on ne parle plus de
montagnes et d’étoiles, mais des robes que l’on porte et de l’argent que l’on
gagne.
Pesti Napló, 7 juillet 1929.
[1] Hármashatárhegy, Svábhegy : collines de
Buda.
[2] Monts Pilis : collines au Nord-Ouest de Buda (parc national).
[3] Ferenc Herczeg (1863-1954). Journaliste, dramaturge.
[4] John Bunyan (1628-1688). Prêcheur et allégoriste anglais, auteur dur conte religieux "Le voyage du pèlerin".
[5] Poème d’Egar Poe écrit en 1847 (traduit en français par Mallarmé).