Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Chaussures

Chaussures leux étudiants de bonne humeur racontent, en rigolant, se coupant la parole.

L’année précédente ils avaient suivi ensemble des cours à l’université de Vienne. Un dimanche après-midi, ils avaient fait une excursion dans les environs. Ils ont déambulé dans les bois, asticoté les filles.

Un petit pont passait un torrent. L’un parie de monter sur la main courante et de traverser comme un fildefériste.

Il commence par ôter ses chaussures pour se mettre à l’aise. Quand il enlève la première, celle-ci lui échappe et tombe dans l’eau – le courant l’emporte, elle sautille comme une truite, impossible de la rattraper.

Que faire ?

Voici le jeune homme à cloche-pied, avec une seule chaussure. Même à supposer qu’on trouve un cordonnier à proximité – où un étudiant en excursion trouverait-il l’argent ?

D’un autre côté il faudra bien rentrer à la maison.

Impossible avec une seule chaussure. C’est déjà pénible de marcher de cette façon… à la rigueur. Mais monter dans le tram pour regagner la ville, longer les rues de Vienne, est tout simplement aberrant. Les badauds se rassembleraient, on risquerait même de l’arrêter pour avoir provoqué un scandale.

De la même façon il ne peut pas marcher pieds nus non plus, ils sont trop bien vêtus pour cela. L’idée d’une solution germe enfin après quelques hésitations et querelles.

Avec des mouchoirs, leurs cravates, la serviette de table qui contenait le pique-nique, un splendide bandage artistique est confectionné pour le pied resté sans chaussure, ils l’emballent comme pansé en clinique.

Ils sculptent une béquille convenable avec une branche ramassée dans la forêt. L’étudiant endommagé l’ajuste sous son aisselle, avant de remonter et replier le pied blessé.

L’autre l’entoure, le soutient. C’est ainsi qu’ils prennent le chemin du retour, le visage peiné.

Dans le tram comme partout on leur fait poliment de la place. Partout une compassion respectueuse, une prévenance discrète les accueille. Le peuple le laisse passer avec déférence, tel un aristocrate respectable, revenant blessé d’un duel où peut-être d’une bataille,.

Une photographie de l’époque. Elle deviendra de la mémoire dont on pourra ressentir les temps dans lesquels nous avons vécu.

En ce temps-là, marcher avec une seule chaussure, voire pieds nus, était de la plus haute indécence.

Mais à cloche-pied, une mode et un cérémonial.

Nous avions plus de mal à nous passer d’une chaussure que d’une jambe.

 

Pesti Napló, 10 juillet 1929.

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