Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ma main s’est blessÉe
Ma main s’est blessée, il a fallu la bander, je l’ai portée bandée
pendant trois jours.
À la première personne qui m’a interrogé, alors, qu’est-ce que tu t’es
fait à la main ? – j’ai encore fourni une explication détaillée.
- Alors tu vois, je voulais régler quelque chose sur mon
ventilateur, les pales m’ont coupé trois doigts. Tu vois, ce genre de choses
n’est pas à mon avis la conséquence d’une simple distraction – d’après les
freudiens je voulais me punir. Mais on peut aussi avoir une conception
symbolique de la chose – pour moi ce ventilateur représentait la roue du Temps,
qu’inconsciemment je voulais arrêter, la retourner ou l’avancer. Cela fait
penser à…
À mon second questionneur j’ai déjà donné une réponse plus terre à terre :
- Figure-toi, j’ai une saloperie de ventilateur sur mon bureau, je
me tiens sur le côté, je veux le déplacer, ne voilà-t-il pas que cet imbécile
m’attrape la main, alors moi…
Au troisième, brièvement :
- Ventilateur.
Bien sûr, sauf que viennent aussi un quatrième, un dixième et un
centième. C’est à ces occasions qu’on s’étonne de la naïveté humaine. Chacun
pose sa question le visage rayonnant, empli de curiosité, comme s’il attendait
une reconnaissance pour son excellent sens de l’observation, ayant remarqué
qu’il me manquait une main, ainsi que pour cette idée étrange et personnelle
d’avoir songé à me poser
Vers la fin de la troisième journée j’ai préféré varier mes
réponses :
- Ce n’est rien. Une tumeur au cerveau.
Ou bien :
- Une entorse à la cheville.
Ou encore un vers cité d’Horace, en guise de nom de ma maladie en
latin.
C’est terrible ce que font les gens.
Mais le plus terrible était tout de même le monsieur à cause duquel
j’ai mis ce sujet sur le tapis. Figurez-vous, je parle avec lui pendant une
demi-heure, il déverse sur moi tous les malheurs de son petit problème
insignifiant, comme ci et comme ça, il a perdu père et mère, il a été licencié,
on veut le jeter en prison alors qu’il est innocent – et pendant ce temps cet
imbécile d’égoïste n’est pas fichu de remarquer que je me suis blessé à la
main, parce que j’ai touché mon ventilateur en marche, c’est-à-dire que j’étais
placé latéralement, tu vois, le ventilateur était comme ça, et moi comme ceci,
et cet imbécile de ventilateur tel un chien enragé, tu vois, quand j’ai voulu
en approcher la main…
Pesti Napló, 14 janvier 1929.