Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte hongrois

thÉÂtre, public

 

Dans sa conférence intitulée Livre et Théâtre Jenő Heltai[1] dépeint un spirituel état des lieux de notre vie littéraire et surtout théâtrale, cherchant la réponse à la question : pourquoi les grands talents marquant leur époque (éventuellement des génies) avaient-ils, ont-ils et auront-ils toujours besoin de lutter en un combat individuel, dévorant et impossible à gagner, face aux chevaliers de la réussite qui servent les "exigences bon marché du public", dont la route est semée de roses, car le "vouloir dire du neuf", le fardeau de la vérité artistique ne pèsent pas sur leurs épaules ? Le refoulement de la "lave" qui a détruit Pompéi ne leur serre pas le cœur. Heltai trouve une métaphore courte et frappante pour caractériser la tribu de ces derniers : la dactylo qui dans ses pièces épouse le directeur général, ce que le public récompense de sa gratitude.

László Fodor, auteur dramatique à succès dans toute l’Europe, trouve cette illustration blessante, puisque dans une de ses pièces célèbres, "La souris de l’église", c’est lui qui a inventé, dit-il, la susdite dactylo. Après une petite tocade latérale pour rappeler à Heltai que dans sa pièce "Masamod" la situation n’est pas très différente en un peu moins moral – László Fodor prend la défense de ce qu’on appelle la "littérature amusante" que certains comme lui cultivent avec bonheur, il tente d’étayer sa légitimité du point de vue de l’éthique artistique, mais son argument majeur, que Heltai ne lui avait d’ailleurs pas disputé, reste que "La souris de l’église" est jouée dans deux cents salles, et ce fait ne peut pas être effacé d’un revers de main en invoquant le "niveau du public", comme rendant impossible l’émergence des véritables chefs-d’œuvre.

Il n’y a rien à ajouter à la pensée de Heltai – vieille dispute sur laquelle à mon avis on ne peut pas s’éterniser, non qu’il n’y ait pas de solution, mais parce que la question est toujours mal posée, jonglant avec des notions que chacun interprète à sa façon : il n’en sort jamais rien. Génie, talent, but de l’art, théâtre, succès – autant de notions que chaque époque doit immanquablement et éternellement reconsidérer, sans quoi toute la dramaturgie et toute l’esthétique se transforment en d’oiseuses palabres. Il est inconvenant d’intervenir là-dessus pour le plaisir d’un ou deux aphorismes plus ou moins réussis.

J’ai ma réponse à László Fodor qui, si elle est inhabituelle, résume brièvement mais exhaustivement mon avis sur la question.

Ce qu’affirme László Fodor, au demeurant avec beaucoup d’humour et de gentillesse, est une thèse très simple et d’apparence plaisante. Il serait possible de la résumer encore plus simplement et encore plus plaisamment.  D’ailleurs cela a été fait il y a une vingtaine d’années par l’adorable et inoubliable Keszler[2] qui, lorsque le dramaturge méconnu se plaignait à lui qu’un certain "kitsch" acquérait un succès mondial, a pris la défense de la pièce en question en haussant les épaules, méditatif, comme repoussant la responsabilité :

Écoute, mon garçondie ganze Welt ist doch nicht meschüge ?[3]

- Le monde entier serait-il tombé sur la tête ?

Comprenez : si quelque chose plaît à deux cent ou trois cent mille personnes, alors ce n’est pas une mauvaise chose, même si la critique et la dramaturgie officielles ou professionnelles n’arrivent pas à y déceler l’étincelle divine.

Selon la mathésis de la psychologie cela signifie que l’opinion de trois cent mille personnes est supérieure à celle d’un seul homme, même si celui-ci est quatre cent mille fois supérieur à n’importe lequel des trois cent mille autres ; d’un point de vue moral et esthétique cela signifie qu’il existe quelque chose de plus parfait que la critique et la dramaturgie – est cette chose est le succès.

Je disais donc que la thèse est plaisante.

Réfuter une thèse plaisante est tâche ingrate.

Et si les choses se déroulaient dans l’espace seulement et non aussi dans le temps, cela n’en vaudrait pas la peine. Fort heureusement le succès dans l’espace (popularité contemporaine) ne coïncide pas toujours avec le succès dans le temps (la postérité), et ainsi on peut prendre le risque d’analyser ce type de thèse du succès dans l’espoir d’un succès postérieur encore plus grand. (Je veux parler du succès absolu, décisif, la victoire définitive des découvertes, des vérités morales et artistiques, légitimant la valeur dans le temps.)

Il existe un autre dicton, complémentaire. Le voici : « Si trois personnes affirment que tu es ivre, rentre et couche-toi. »

Si l’on confronte ce qui précède à ce dicton, en appliquant la thèse de Keszler, il s’avère que l’un ou l’autre est boiteux, sinon tous les deux.

Cela signifie que si trois critiques jugent ton œuvre mauvaise, déchire-la et jette-la dans le poêle.

Bref : l’avis de trois personnes suffit pour constater que quelque chose est mauvais. Mais on a besoin de trois cent mille voix pour déclarer que quelque chose est bon.

Ça ne colle pas.

Bien sûr que non.

Car les deux affirmations sont des produits caractéristiques de ce "bon sens" jovial ; en les entendant le "succès" repu acquiesce aussitôt et rigole, le double menton tremblotant, le visage rayonnant, alors que l’échec affamé et méditatif esquisse un sourire amer.

Mais le penseur hausse simplement les épaules, étonné de la superficialité du fameux "bon sens", du vide de son contenu.

De quoi bavardent-ils en fait ?

Du public bien sûr, dit gaiement monsieur Bon Sens, le jovial – du goût du public.

Bref, du public, il ressort justement des deux braves dictons qu’ils ne savent rien.

Ils parlent du public comme le garçon parle du client qui s’assoit à sa table au restaurant, attache la serviette autour de son cou pour choisir parmi les mets figurant au menu le même chou farci qu’il a déjà tellement apprécié la veille.

Comme si les vrais écrivains avaient jamais demandé au public ce qui lui plairait – comme si le public avait jamais exigé autre chose de l’écrivain, qu’écrire justement ce qui lui permettrait de savoir ce qu’il aimerait lire !

Si un jour – contradictio in adjectum[4] – se levait un génie dans les rangs du public, ce génie du public dont la génialité consisterait justement à savoir exprimer ce que signifie être du public, pas un poète, pas un grand esprit, pas quelqu’un qui sache s’exprimer – un tel merle blanc se décrirait comme suit, en répondant à toutes les questions, toutes les affirmations relatives à sa personne, auxquelles il n’a jamais su répondre (car s’il savait y répondre, il ne serait pas le public) :

- Que voulez-vous de moi ?

- Que veux-tu de moi ?

- Es-tu un poète ou n’es-tu pas un poète, toi qui me questionnes ?

- Car si tu en es un, tu ne t’enquiers pas de mon avis. Alors tu sais que c’est justement de toi que je veux apprendre quel est mon avis.

- Toi, tu devrais savoir ce qu’ignorent les critiques, les dramaturges et les scribouillards, que c’est de toi que je veux aussi apprendre si tu me plais ou si tu ne me plais pas.

- Tu dois savoir, si tu es poète, que moi je ne connais pas la réalité, je ne peux pas la connaître autrement que par ton truchement. Aucune réalité, ni extérieure ni intérieure. Je n’ai ni oreilles ni yeux sans toi. Moi, je me blottis dans la matrice de la vie et je végète – c’est seulement de toi que je peux apprendre ce qui se passe à l’extérieur. Je ne connais pas même moi-même – tu es mon miroir, reflète-moi, je me verrai tel que tu me montreras. Poète ! N’as-tu pas remarqué après tant de millénaires que mon âme te retourne ta propre image ? Et toi, peintre – ne t’es-tu jamais étonné d’être seul à représenter une pomme comme une pomme ? Moi je regarde la pomme et je dessine un épi de maïs si je prends un crayon. Et si, par inconscience ou plaisanterie, par méchanceté ou intérêt, par jalousie ou par désaveu d’un autre peintre, pour lui passer au-dessus ou devant, tu dessines aussi la pomme comme un épi – alors à partir de ce jour je verrai moi la pomme comme un épi de maïs. Et si à la place de parler tu m’apprends à coasser, je coasserai, jusqu’au jour où viendra un autre poète ou artiste enthousiaste et consciencieux, qui m’apprendra à voir de nouveau la pomme comme une pomme et à entendre le coassement comme un coassement.

- Car moi je n’existe pas, je ne suis même pas encore né à la Réalité – c’est à toi de m’accoucher, je suis entre tes mains – une feuille blanche, une âme pure, c’est à toi de savoir ce que tu en feras.

- Tu es mon créateur – assoiffé, exalté, le cœur palpitant, j’attends dans la matrice du vide informe sous quelle forme tu me façonneras : être animé ou boulette d’argile inerte. Nous sommes à deux pour créer, nous ne rendons compte que l’un à l’autre, nous sommes seuls à nous comprendre – comment ce tiers, ce ni poète ni public, ose-t-il s’immiscer entre nous – celui qui ne connaît ni toi ni moi, pour te donner des conseils, pour te dicter des conditions en mon nom, au nom de la critique de "bon sens" ? Chasse-le d’entre nous – il ignore totalement ce que j’attends de toi.

Et "le monde entier", s’il avait une bouche et une mémoire, dirait :

En ce qui concerne le bonheur, si j’observe les cinquante dernières années, je me prends en horreur.

Je peux énumérer des centaines de choses qu’a faites "le monde entier" plus ou moins longtemps, sous le charme d’un artiste ou d’un politicien fou ou sous l’hypnose d’une mode – pour ensuite, revenu à lui-même, applaudir tout autant et célébrer l’artiste, le politicien ou le faiseur de modes qui disloquent le charme, qui a raillé son bonheur, tout comme ils avaient célébré celui sous l’effet desquels il était devenu fou.

Le monde entier n’était tout de même pas devenu fou ?

Dans les années mille huit cent soixante-dix quelqu’un avait inventé que les femmes doivent porter une baignoire sur leur derrière. Et dans les années quatre-vingt-dix qu’il est bien qu’elles portent un ballon sur chaque bras.

Ces années-là les femmes portaient ces objets dans le monde entier.

Si une femme longe la rue les cheveux coupés courts et la jupe aux genoux, en moins d’une minute elle croise forcément trois hommes de "bon sens" pour l’informer qu’elle est saoule, quelle doit rentrer chez elle et se mettre au lit.

Depuis le commencement du monde, celui qui a inventé quelque chose de nouveau, de bon et de vrai, jusqu’à avoir convaincu tout le monde de sa raison, chacun séparément, à grand-peine, en luttant pied à pied, jusqu’à avoir remplacé le mauvais et l’erroné par le nouveau – avait plutôt l’occasion, dans les premiers temps, d’expérimenter en effet que le monde entier était tombé sur la tête ; à supposer qu’il n’eût pas craqué en cours de route et qu’il n’eût pas cru les Trois Raisonnables, que c’est lui qui était ivre, tout comme au Royaume des Aveugles ce Premier Voyant a fini par croire les savants, que ses oreilles avaient eu des visions.

"Le niveau du public ?"

Messieurs les écrivains, le public n’a pas de niveau.

Au demeurant vous n’avez pas à vous occuper de ce niveau. S’il est bas, c’est votre faute – quelqu’un a dû l’abaisser. Mais il se peut qu’un jour surgisse l’un d’entre vous à l’inattendu, qui brusquement élèvera ce niveau – ce sera votre souci de veiller à ne pas vous retrouver en dessous.

Tout le reste est l’œuvre du Malin.

 

Pesti Napló, 24 mars 1929.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Jenő Heltai (1871-1957). Poète, romancier, journaliste.

[2] Jozsef Keszler (1846-1927). Critique littéraire.

[3] Le monde entier n’est-il pas tombé sur la tête ?

[4] Contradiction dans les termes.