Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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garçon, l’addition !

Récrimination

Garçon l'addition lepuis longtemps je n’ai plus de problèmes avec les garçons de restaurant. Permettez-moi d’abuser de votre gentillesse et de vous conter ma petite récrimination. Ça ne leur fera aucun mal et ça me fait du bien à moi si je peux vider mon sac.

Il s’agit du garçon qui encaisse.

Dans les restaurants convenables, une fois que vous avez terminé votre déjeuner et que vous demandez de payer, le garçon pose discrètement sur la table un petit papier, sur lequel sont énumérées vos consommations – les prix sont additionnés, avec le total en bas, tenant compte éventuellement aussi du service. Vous n’avez plus d’autre chose à faire que de payer, reprendre votre chapeau, et déjà vous pouvez songer au choix de l’établissement où vous comptez prendre votre café. Sur le papier, c’est le garçon de service qui a listé vos consommations, tout ce que vous avez commandé.

Cette fois cela se passe autrement.

L’encaisseur se plante devant moi, apparaissent à ses deux côtés, tels les acteurs officiels d’une morne cérémonie, l’accusateur et le procureur, le garçon de service et le jeune serveur des boissons.

Et l’interrogatoire débute.

Mon imagination a déjà dépassé depuis longtemps le péché que j’avais commis poussé par mes instincts bestiaux. Mon estomac exécute sombrement, silencieusement les comptes, mon âme, dépassant les désirs de mon corps, s’envolant dans l’altitude des pures harmonies, refuserait avec mépris l’appel d’un filet aux oignons, si séduisant encore une demi-heure auparavant.

Mais le juge d’instruction est intraitable.

Souviens-toi !

Comment était-ce au fait avec ce chou farci de Transylvanie ? Ne l’avez-vous pas accompagné d’une salade ? Non ? Peut-être que si, réfléchissez un peu. Ah bon, vous avez aussi pris un risotto au foie gras. N’avez-vous pas réclamé du parmesan râpé en supplément ? Très intéressant. Et comme boisson ? De la bière ? Une bière, d’accord, mais quelle bière ? Une blonde ? Une brune ? C’était donc une blonde – holà, pas si vite ! Vous n’aurez pas si vite soulagé votre conscience ! Était-ce un demi ou une chope ? Vous ne savez pas ? Ou vous feignez de l’ignorer, tant pis, on va rafraîchir votre mémoire – l’audition des témoins s’ensuit !

Camarade garçon accusateur, l’accusé a-t-il consommé un demi ou une chope de bière ? L’accusé prétend que c’était un demi, mais il n’est pas sûr de bien s’en souvenir.

Le juge d’instruction et l’accusateur s’envoient des regards entendus. Puis l’accusateur demande une interruption de séance. Il reviendra de suite, il doit d’abord se procurer les données, des documents pour compléter l’instruction. Il court vers l’arrière, à la buvette, où l’on dispose de certaines notes secrètes, où tu étais en observation, où ils savent tout de toi, où tout est enregistré, tes antécédents, tes empreintes digitales, ta photo.

Je reste seul avec le juge d’instruction et le jeune garçon des boissons. L’interrogatoire est suspendu, le garçon principal attend avec courtoisie mais un mépris muet, le procès-verbal à la main ; je reste assis, je me tourmente péniblement : comment c’était au fait avec cette bière ? Effectivement, c’est pendant le risotto que j’en ai eu l’idée (qu’est-ce qu’il était gras, ce risotto ! Bien fait, ton estomac recommence à te brûler maintenant qu’ils te l’ont rappelé), dès le risotto tu as pensé qu’une bière te ferait du bien, et tu en as commandé une, mais de là à savoir si c’était un demi ou une chope ? Le verre qui permettrait d’en décider a déjà été emporté. Il serait souhaitable de n’avoir bu qu’un demi, c’est peut-être pour des raisons secrètes, psychologiques, que tu avais commandé un demi. La vérité va bientôt éclater, quelle honte ce serait à tes yeux et à ceux d’autrui s’il s’avère que c’était quand même une chope.

Voilà le garçon de retour. Il s’adresse discrètement, avec enthousiasme, au juge d’instruction, il va au rapport.

C’était une chope.

Le garçon encaisseur note sans mot dire, sans me regarder. À partir de ce moment l’enquête se poursuit dans une atmosphère nettement défavorable pour moi.

Lors des interrogatoires habituels, légaux, c’est à ce point que le juge d’instruction a coutume de dire, en tournant une page dans le volumineux procès-verbal : bien, laissons cela, passons au concret, à ce qui s’est passé là-bas dans la forêt de Bakony, que pouvez-vous en dire ?

Avez-vous pris du fromage ?

Nous y voilà, si j’ai pris du fromage ? Oui bien sûr, j’ai pris du fromage, j’ai certainement pris du fromage – attendez une minute. Et  dans mon imagination remonte, jaune et pâle comme le fantôme devant Hamlet, des trous béants à la place des yeux, dans un long flottement blême, maigre, presque transparent, une tranche d’emmenthal, pour te demander des comptes sur sa vie chagrine – elle était si pâle, si maladive, alitée au milieu de l’assiette entre deux rondelles de radis, comme te suppliant de ne pas lui faire de mal, puisque tu n’avais pas vraiment besoin d’elle, tu avais déjà mangé à ta faim, l’estomac insatiable du Moloch a déjà reçu l’offrande sacrificielle, la tendre chair de poulets vierges, de mignons petits poussins duveteux, tu te rappelles ? Quand tu étais petit garçon… sous la clôture de la maison de tes vacances… autant de poignées de duvets sur deux petites baguettes… impuissants, papillotants adorablement dans les doux rayons du soleil, pour eux la même chose que pour toi, heureuse palpitation, joie, espérance de la minute suivante… poussins, adorables petites bêtes… où êtes-vous, qu’êtes-vous devenus, où votre jeunesse s’est-elle envolée ?...

- Avez-vous pris du fromage, Monsieur ?

Je surgis de mes rêveries – la dure réalité plante une banderille douloureuse dans mon sein. Elle est loin l’éternelle beauté de l’enfance, la villa de tes vacances où tu étais heureux – les poussins n’existent plus, que sont-ils devenus ? Ils ont déménagé dans ta panse ! C’est toi-même qui les as fait périr, la bête sauvage qui sommeille en toi ! À la prime aurore de leur vie ils ont été happés par tes tortionnaires, leur sang innocent a coulé, le couteau a tranché leur gorge frêle… leur corps déchiqueté bouillonne en ce moment au fond de ta panse nauséeuse – pouah ! Tu as mâché ce qui n’était que beauté et innocence autour de toi – le végétarien n’a-t-il pas raison ? Vas-y, réponds maintenant – pourquoi avais-tu besoin de cet emmenthal en plus ? Sur les vertes prairies d’Emmenthal paissent des vaches paisibles – où sont-elles ? Leur lait croupit en ce moment dans des chaudrons énormes au fond de caves humides, de leurs os on a fait cuire de la poix, leur peau est devenue chaussures, leur chair est devenue pot-au-feu, servi à la moutarde et au raifort – quelle composition ! Une cavalcade de matières mal assorties, dans une gigantesque cornue où depuis le début des temps l’imagination humaine aveugle et immature joue à retourner l’univers sur la tête, à ne rien laisser à sa place, avec son instinct dépravé ! Car tout cela est réellement sale et dépravé – après son repas, Monsieur Kovács repu dit en rigolant : « Tout ce qui rentre fait ventre » - mais il n’a pas réfléchi sur ce que signifie fourrer dans l’estomac tout ce qui au dehors dans la nature flottait et voletait frais, léger, charmant et séparé, embaumait, et vivait et vibrait et pulsait et aimait, et se prosternait pudiquement dans le vent ; enfourner tout cela dans l’estomac, tranché, broyé, haché, comprimé, salé et poivré, dans cet alambic obscur, où ça deviendra excrément et urine, matière sans forme, chaos, confusion absurde, dont tu ne reconnais plus les composants ! Un savant biologiste a défini ainsi un jour la notion de souillure : « souillure est toute matière qui ne se trouve pas à sa place », dont on peut conclure que rien n’est souillure qui se trouve à sa place, quel que soit le nom que tu lui donnes en observant l’ordre des choses de ton propre point de vue égoïste et vorace – mais qui t’a dit, où as-tu appris, que la place des animaux heureux qui couraient et celle des plantes, est dans ton estomac, que c’est là qu’ils se sont donné rendez-vous et non par exemple dans le calice d’une rose où les ailes du papillon transportent le pollen, dans l’éclatante ivresse heureuse du métabolisme approprié, que le poète appelle de ce nom : amour ?

- Madame aussi a pris du fromage ?

C’est la partie la plus pénible de la confrontation, de l’audition des témoins. Oui, c’est ce que l’amour est devenu : madame aussi a pris du fromage, elle-même l’affirme, madame reconnaît les faits – sinon, pourquoi serait-elle assise ici, après tant d’années ? Si ce n’était pour le fromage ; oui, elle a pris du fromage, de l’emmenthal, tout un assortiment ; du fromage que tu as laissé échapper de ta bouche car jadis, en un instant de bonheur, madame t’a fait croire que tu n’es pas un mâcheur de fromage, un fabricant de fromages, asticot de fromage, ta seule fonction en ce monde ne serait pas de fabriquer le fromage et le faire passer par ton cœur, tes nerfs et ton cerveau pour le rendre digeste à autrui – elle t’a fait croire que tu es un cœur, un nerf et un sens, que tu es l’espérance, le bonheur, et donc que tu fais un acte bien plus grand en n’avalant pas le fromage, mais si tu chantes une strophe de ta voix magnifique, un chant sur la beauté, sur sa beauté à elle ; elle t’a fait croire cela un jour pendant un instant, et tu t’es mis à chanter, et elle n’attendait que cela, et elle a saisi le fromage et elle a ri, et depuis elle rit… même depuis que tu as tout compris… tu ne peux plus rien y changer… l’homme est soit rossignol soit asticot !

Pouah, la vie !

Et tout cela ne me serait pas arrivé si on avait déposé l’addition toute prête devant moi, après le repas. Ou avant le repas, quand j’avais encore une tout autre conception des choses.

 

Pesti Napló, 28 juillet 1929.

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