Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
quelques mots sensÉs avec un
fou
Vu qu’il est impossible de parler raisonnablement avec les gens sensés
Sans rire, quand je repasse les événements de
cette semaine dans ma mémoire pour chercher quoi écrire, voici celui que
retient le tamis : un petit quart d’heure en compagnie de mon excellent et
très cher ami, le talentueux Gyula, qui une fois de plus et rejetant toute
tentative de dissuasion a planté sa tente à l’asile de fou, prétendant
obstinément qu’il était fou, quoi qu’on lui dise. Pourtant j’ai vu beaucoup de
monde durant ces six jours, pour commencer à m’inquiéter le septième : des
messieurs extrêmement érudits, des penseurs célèbres, des critiques ; des
échanges tantôt de vive voix, tantôt sur papier – il ne reste par d’autre idée digne d’intérêt que j’aurais envie de
pérenniser. C’est d’autant plus curieux que dans les différents échanges je me
taisais modestement, laissant les autres m’expliquer des choses, alors que mon
ami Gyula a ouvert à peine la bouche – ou justement pour cela ?
Au-delà de la quarantaine on n’entend guère
de nouveautés, à moins d’en dire soi-même – sous réserve de trouver un
auditoire.
J’en ai trouvé un cette semaine.
Le mur peut déjà servir d’auditoire. Pas
n’importe quel mur, pas une mince cloison, mais un mur bien épais, celui qui
sépare la section des agités des
autres malades plus légers dans les institutions d’aliénés. C’est devant ce
mur-là que demeure planté, immobile, le regard fixe, mon ami Gyula depuis déjà
une vingtaine de jours, Gyula qui n’a pas d’autre maladie que de se prendre
pour un fou dangereux.
C’est ce que m’explique le médecin pendant
qu’il m’accompagne jusqu’à la porte de fer. Écoutez, me dit-il, le cas paraît
compliqué, nous le traitons avec prudence. Sa mélancolie est profonde, il ne
bouge pas, ne veut ni manger ni boire, ni lire ni parler – il se dit que cela
n’en vaut pas la peine puisqu’il est fou. Nous avons beau essayer de le
convaincre qu’il est exempt de toute détérioration objective, que cette chose,
hum, sa croyance dans une maladie mentale n’est qu’une idée fixe, une démence,
vous comprenez, une pure folie, n’est-ce pas, puisqu’il est complètement
normal, je ne comprends pas comment on peut être assez dément pour s’imaginer
fou quand on ne l’est pas. Alors d’accord, essayez de parler avec lui, mais
restez prudent – en cas de problème tapez à la porte.
Et déjà il la referme derrière moi.
MOI :
Salut, Gyulus.
LUI se tient à sa place, immobile, devant le
mur, dans sa barbe noire. Il me regarde, ne répond rien, ne me salue pas. Mais
je vois bien qu’il me reconnaît. Donc :
MOI (avec légèreté) : Oh pardon, excuse-moi… bien sûr, tu ne me reconnais pas. Je
suis untel. Nous sommes de proches amis depuis vingt ans, n’est-ce pas, c’est
pour cette raison que je te rends visite – mais je suis un âne distrait, j’ai
oublié que tu ne peux pas me reconnaître, puisque tu es fou.
LUI (ses yeux se fixent devant lui, avec une
profonde douleur.)
MOI :
Cela me cause pas mal de problèmes cette infernale distraction, tu sais. Chaque
fois j’oublie qui je suis, à qui je parle – Dieu sait où divague mon esprit.
Excuse-moi, j’ai été malpoli. Je sais parfaitement que c’est un endroit
solennel, la section des agités de l’asile d’aliénés,
où il ne convient pas de parler à tort et à travers. On est ici comme dans une
église, c’est le recueillement qui s’impose.
LUI (d’une voix sourde) : La maison des
morts vivants.
MOI :
C’est juste. C’est l’expression qui convient. Pardonne-moi, j’ai mérité d’être
remis à ma place. Mais tu comprendras ma vivacité – on a rarement une occasion
d’impressions semblables. J’ai toujours été intéressé et intrigué par les
morts, ils ont toujours éveillé ma curiosité – les vivants, tu
imagines ! Et aujourd’hui j’affronte les deux à la fois en une seule
personne, un mort vivant ! Un état particulier, voire exceptionnel !
Je n’ai pas à chercher le contact avec le mort indirectement, au moyen d’une
cérémonie spiritiste – le mort peut m’informer en personne, moi, pauvre simple
vivant qui ne fait que vivre, je ne fais rien excepté vivre, même quand je
serai mort. Toi en revanche, homme enviable, ça va bien pour toi, coquin… tu
t’es bien débrouillé… Naturellement tu te plais ici, hein ?
LUI (d’une voix sourde) : Terrible…
Terrible…
MOI (étonné) : Terrible ? Je ne
comprends pas.
LUI (d’une voix sourde, les yeux vitreux) : Autour de moi des vers
misérables… des fous dangereux… devant moi le mur… derrière le mur, rien… et il
en sera ainsi pour toujours…
MOI (ébahi) : Mais excuse-moi… on ne t’a
pas amené ici par la force… tu t’es pointé ici tout seul, pour la troisième
fois.
LUI (d’une voix sourde) : Oui… parce que
je n’en pouvais plus… de l’idée… du soupçon qui ne me quitte pas une seule
minute, qui me torture… qui me suit ici comme mon Ombre… que je suis un malade
mental.
MOI (Je hausse les épaules en méditant.)
LUI (d’une voix sourde) : Tu ne crois
peut-être pas que je sois un malade mental ?
MOI (d’un geste de la main) : Malade
mental ? Comment ça, un malade mental ? N’essaye pas d’embellir le
mot, s’il te plaît, tu es un fou complet, un dément total.
LUI (d’une voix sourde) : Tu vois.
MOI :
Je l’ai su avant toi.
LUI (surpris): Avant moi ?
MOI :
Évidemment. Bien avant toi. Laissons cela mais…
LUI (un peu acerbe) : Écoute…en réalité…
autrefois… je dois réfléch… autrefois je n’étais pas
f… et maintenant aussi, seulement un peu…
MOI :
Laisse tomber, bien sûr que tu es resté fou, ça ne se
discute même pas, excuse-moi. Et puis, je te dis qu’il ne s’agit pas de ça, il
s’agit de ce que je ne comprends pas… je croyais que non seulement tu étais au
courant de ton état, mais que tu te plaisais dans cet état : que tu t’en
réjouis, tu l’acceptes comme un privilège qui te distingue des autres hommes,
qui t’élève au-dessus d’eux. Je te parlais d’avant, puisque tu as spontanément
demandé ton admission parmi les occupants de cette élégante et exceptionnelle
maison, où tout le monde assume fier et heureux d’être différent, supérieur,
plus impérial, plus napoléonien, plus poète, plus intelligent, plus compétent,
plus expert, plus clairvoyant, plus critique, plus gai, plus triste, plus
profond, plus orgueilleux et plus humble que les autres. Dans cette maison des
morts vivants où voir vivre le mort est beaucoup plus particulier et
extraordinaire et mystérieux, que de voir le vivant mort. (Déçu.) J’ignorais que tu ne te sentais pas bien ici. Tu dis qu’ici
c’est terrible. Alors pourquoi y restes-tu ?
LUI (d’une voix sourde) : On ne peut pas
sortir d’ici… Ici on ne peut qu’entrer. C’est l’enfer… Lasciate
ogni speranza…
MOI :
Eh, mon ami, évidemment impossible de sortir si tu avoues que tu es fait pour être ici, sans que tu en sois fier…
LUI (avec une timide lueur d’espoir) :
Que dois-je faire ?
MOI (non sans mépris, haussant les épaules) :
Eh bien… si tu te sens plus à l’aise parmi nous, bien portants, que parmi les
autres fous comme toi… même si je ne partage pas complètement ton goût… alors
ce n’était vraiment pas la peine de faire tant d’histoires… Si toi, fou, tu te
sens mieux parmi nous, bien portants, que moi, bien portant… alors il vaut
mieux que tu quittes cette maison.
LUI (d’une voix sourde) : On ne me lâche
pas.
MOI :
Taratata. Je vais te dire quelque chose. Pendant la guerre on a entendu parler
d’hommes qui simulaient la folie pour qu’on ne les emmène pas au front,
simplement parce qu’ils se sentaient mieux parmi les civils que parmi les
soldats. Pourquoi ? Dieu seul le sait. Peut-être par modestie. Ils ne
voulaient pas être des héros, ils ne s’en sentaient pas dignes. Ou parce qu’ils
trouvaient la vie, avec son contenu riche et varié, plus intéressante, plus
distrayante, plus variée, que la belle pensée élevée, mais unique d’être de simples héros, pas moins, mais pas plus. Tu es fou
– c’est une chose très belle et très élevée ; mais puisque tu ne te sens
pas bien ici, j’en conclus que tu envies les autres, ceux qui en plus d’être
fous mènent aussi une autre profession – s’occupent de politique, de commerce
ou d’esthétique. Mon petit, il ne te reste qu’une seule chose à faire – tu es obligé de simuler d’être bien portant.
Je sais que ça va être difficile, mais pas plus difficile que pour les bien
portants copier toutes les bizarreries que font les fous. Il te faudra pour
cela un peu de retenue, un peu de discipline – tu observes tout simplement ce
que font les autres hommes au dehors, comment ils parlent, comment ils
organisent leur temps, leurs opinions sur les questions d’intérêt public – au
demeurant tu es bon observateur, un garçon habile et rusé ; puis tu te
mets à faire et à dire comme eux – peu de temps après, tu verras, on te donnera
une attestation de non-contre-indication à la ville, comme à ce ministre qui un
jour s’est vanté à moi d’être le seul parmi les politiciens hongrois ayant un
certificat de non-démence. Demain matin lève-toi à l’heure normale, fais raser
ta barbe, dis que tu as une chose importante à faire : aller à une réunion
du comité de l’administration publique. Entre pour déjeuner dans ce restaurant
de Buda où le déjeuner n’est pas meilleur qu’ailleurs, seulement il coûte plus
cher, par contre c’est l’endroit que tout le monde fréquente. Après le
déjeuner, après avoir lu les journaux analysant les possibilités d’une guerre
russo-chinoise, bâille un coup, fait un tour à la piscine à vagues, et entretiens-toi
avec monsieur le rédacteur en chef de la question d’une brûlante
actualité : les chevilles de Madame Lonci
sont-elles plus fines que celles de Madame Manci, ou
est-ce que c’est l’inverse. L’après-midi, puisque les hommes bien portants
doivent faire aussi un travail utile, écris éventuellement un article sur la
révision des poèmes de Ady, dans lequel tu attaqueras Kosztolányi et tu
donneras raison à Miksa Fenyő[1], qui a donné raison à Zsigmond Móricz,
pour avoir attaqué Kosztolányi, qui m’avait défendu moi, qui ne dois pas avoir
raison, parce que d’après Miksa Fenyő
je suis un homme en colère. Tu vois. Maintenant je dois y aller, j’ai à faire.
Salut, réfléchis bien.
Pesti Napló, 4 août 1929.