Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le dernier fiacre
Pendant que nous
trottinons dans un fiacre budapestois digne d’une pièce de
musée, tout à coup le cocher me dit :
- Monsieur, voyez-vous, vous me
trouverez toujours à la borne, car moi, je ne me transformerai pas en
taxi.
La discussion s’établit.
- Pourquoi ? Vous a-t-on
refusé la licence ?
- Je ne l’ai pas
demandée ! Jamais de la vie je ne conduirai un taxi.
Un cocher de fiacre qui est conservateur
comme notre feu roi François Joseph. Pourtant il n’est même
pas de la vieille génération, il a tout au plus quarante à
cinquante ans.
- Pourquoi ne conduiriez-vous pas un
taxi ?
- Écoutez, le taxi est plus
rapide, mais le fiacre est plus sûr.
Et il ajoute avec une autorité
infinie :
- Même aujourd’hui un
gentleman préfère le fiacre.
Je n’ai pas osé entamer un
débat. On connaît déjà une autre longue
polémique, pour savoir si un gentleman peut sortir sans chapeau. Il est
inutile de lancer un autre sujet impossible à conclure ; après
tout l’automobile aussi a de nombreux partisans de nos jours. Prenons par
exemple ce Ford, mais aussi beaucoup d’autres. J’ai
préféré demander pourquoi le vrai gentleman
préfère le fiacre aux véhicules motorisés. La
réponse du cocher était toute prête :
- Eh bien, c’est parce
qu’un gentleman n’est jamais pressé…
C’était bien vrai ; ce
dernier fiacre budapestois était parfaitement adapté contre toute
précipitation. Le cheval levait ses pattes avec une sage
pondération. Si bien que j’ai ressenti le besoin de demander
à son maître :
- Fouettez-le un peu. Je n’arriverai
pas à la maison avant la nuit tombée.
Le dernier cocher de fiacre resserra les
rênes et cria au cheval :
- Hue donc, Zeppelin !
Surprise.
- Comment ? Cet animal
s’appelle Zeppelin ?
Le cocher sourit.
- Avant elle s’appelait Julie,
mais je l’ai rebaptisée Zeppelin depuis que ce dirigeable avance
si bien.
Il administra un gros coup de cravache,
Zeppelin se mit à galoper en soulevant des nuées de
poussière sur le boulevard. Il faisait au moins du quinze à
l’heure.
Pourvu que Eckener[1] n’apprenne pas ce grand galop, sinon
il serait capable de débaptiser son dirigeable et de l’appeler
Julie.
Pesti
Napló, 1er septembre 1929.
[1] Hugo Eckener
(1868-1954). Directeur de