Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le dÉmon mangeur
d’homme et l’homme prÉhistorique
Lettre
à un jeune dramaturge
Mon cher jeune ami, ne m’en veuillez pas
de vous importuner avec mes lignes sans vous connaître, et qui plus est
sur un ton plutôt vieillot, ce qui est (sans oublier qu’un savetier
de quarante ans est sous un certain angle plus mûr qu’un
Shakespeare de vingt ans) non seulement comme il faut, mais plutôt
à la mode de nos jours, surtout chez nous où on aime bien compter
l’âge à partir de la date où nous avons commencé, et non du moment où,
d’après des signes, nous souhaitons achever.
Vous devez en ce moment être
plongé dans l’amertume, mon cher fils, et puis vous ne comprenez
pas. Il est vrai que la critique a vilainement traité votre
première pièce que le théâtre et les
comédiens se sont tant efforcés à "porter au
succès", comme on dit habituellement. Vous ne comprenez pas,
n’est-ce pas, puisque vous aussi vous avez tout fait en matière de
choix et développement du sujet, dont vous vous êtes
imaginé (manifestement de bonne foi) qu’il est dans l’air du
temps, d’autant que, jeune homme enthousiaste, qui adore la vie et
l’art, vous avez le sentiment d’être non seulement un
observateur mais de corps et d’âme un contemporain de votre
époque ; c’est vous qui êtes le mieux placé pour
savoir ce qui intéresse la jeunesse, ce qu’elle croit et ce
qu’elle souhaite. Je ne partage pas le soupçon superficiel des
critiques selon lesquels vous vouliez simplement récolter un
succès criard et bon marché avec une recette bien rodée,
quand vous avez placé sur scène (vous reconnaissez,
n’est-ce pas, que ce n’était pas très original) notre
chère connaissance, la Femelle Bestiale, et son partenaire, le Fauve, le
Mâle assassin, prédateur de la femme, qu’après
qu’il a accompli son acte sanglant et lubrique, elle rejette tel un
citron pressé, cette perfide qui ne fait que rire, rire… Moi je
veux bien croire que c’est votre conviction, voire votre
expérience, qu’une telle chose puisse exister, ou même que c’est
la seule chose qui puisse exister, puisque nous sommes tous des bêtes
sauvages, de perfides assassins, sous les oripeaux soyeux de la culture, et
aussi que l’amour est une passion fatale. Ces découvertes
surprenantes de votre adolescence, vous les avez crues plus tard justifiées…
pas tout à fait par une meilleure connaissance de la
réalité (c’est justement là que je veux en venir),
mais en tout cas dans les œuvres, d’excellents romanciers ou auteurs
dramatiques et cinématographiques, exprimant ou imitant le goût
ambiant, qu’avec enthousiasme, oreilles rouges et cœur palpitant
vous vous êtes choisi comme modèle parce qu’ils avaient si
bien entrevu… sinon les profondeurs de la vie, mais au moins les
profondeurs de votre jeune imagination souffrante et rayonnante d’avidité
et de désir. Eh oui, mon jeune ami, n’est-ce pas que ce Wedekind[1] est magnifique, il a formulé ce
qu’aucun autre n’a osé, que cette Lulu, cette petite
traînée, est en réalité une adorable petite salope,
et la seule raison pour laquelle même Monsieur le critique peut lui en
vouloir, c’est que le raisin est trop vert pour lui. Sans même
parler de Hanns Heinz Ewers[2], de George Kaiser, de Strindberg, ou des
jeunes Français, et de feu Sándor Bródy et de Ferenc
Molnár[3] ?... Ils clament tous que sentiment
et bonté et bonne humeur et compassion et adoration ne sont tout au plus
que des gaucheries prêtant à sourire – la grande Vie
saignante, assassine, puissante, la réalité effrayante et
magnifique des forces et des passions – la puissance et la victoire sont
donc légitimement la récompense de l’animal musclé
et non celle de la beauté humaine qui doute, qui se cherche. C’est
comme cela que vous l’avez ressenti, fiston, dans votre enthousiasme et
votre amère volonté, vous avez bien vu que c’est cette
vision qui plaisait aux jeunes – comment pourriez-vous ne pas vous
étonner maintenant quand, naïvement et voulant bien faire, dans
votre œuvre vous vous rangez aux côtés de vos maîtres,
de recevoir plutôt qu’applaudissements et reconnaissance, des
haussements d’épaules et des moues
apitoyées de la part de ces critiques cacochymes ! – Et bien
sûr, vous dites-vous en tapant la table du poing, c’est parce que
dans leur veine ne coule plus du sang mais de la lavasse ! C’est
parce que, vieux chapons fanés, ils ne savent plus apprécier
à quel point Mona est une chouette nana, celle à qui vous faites
la cour à la vie et à la mort, tout comme notre ami Singh, le
Mâle bestial !
Et voilà, mon cher jeune ami, votre
première erreur. Je connais personnellement une grande partie de ces
messieurs les critiques – plus de la moitié d’entre eux ont
le même âge que vous, certains même sont plus jeunes.
Il s’agit d’autre chose.
Ces critiques – et le public
n’arrivant pas à s’échauffer, je le crains –
sont d’aussi bonne foi que vous. Ce n’est pas leur faute
s’ils n’ont pas pu se laisser emporter par la force
élémentaire de la réalité du spectacle de la
bête mâle et de la bête femelle en combat.
En effet, cette force
élémentaire n’est pas la réalité –
voilà !
Écoutez, avant d’aller plus
loin, croyez-moi, croyez sans preuve une affirmation qui peut-être vous
surprendra. J’affirme que toute
vision produite par l’imagination, et même tout phénomène de la vie ne sont pas forcément
beaux, artistiques et vrais sous prétexte qu’une convention
sociale, en y comptant aussi la honteuse censure bourgeoise, veut
empêcher leur représentation ouverte, veut les piétiner,
veut les dissimuler au public.
Qu’en dites-vous ? C’est
bizarre, n’est-ce pas ? Pourtant quelque chose qu’il n’est pas permis de faire, n’est pas
forcément, parce qu’il n’est pas permis de le faire,
matière belle et magnifique,
apte à une représentation artistique. Parfois la convention et la
fausse pudeur (pas par hasard, mais c’est déjà un autre
sujet) tombent au cœur des lois les plus intrinsèques de
l’art – elles interdisent quelque chose pour la même raison
pour laquelle, sans convention et sans fausse pudeur, la loi de l’art
véritable proteste également par sa nature, parce que l’art
rejette des éléments matériels qui n’en font pas
partie. Je vous donne ma parole d’honneur que là, au premier acte,
quand le monsieur français tripote les chevilles, genoux, cuisses, et je
ne monte pas plus haut, de notre Démon, le public gigotait et ricanait
péniblement, non parce qu’il craignait que la police vienne
troubler son spectacle – mais parce que pour le public il n’y a rien d’amusant, rien de
plaisant là-dedans, ce n’est ni beau ni intéressant, ce
n’est pas l’amour ni la Vie Saignante ; ce n’est que
tripotage de pieds et de cuisses, sinon répugnant ou
dégoûtant, dans le meilleur cas presque aussi ennuyeux que
s’il fallait assister au long processus de la digestion, dans lequel seul
le héros du processus trouve son bonheur ou sa fureur, et encore. La
censure était chose inconnue au temps de Shakespeare, les dames se
rendaient au théâtre masquées, et les dialogues fleuves de
Shakespeare sont souvent truffés de vilains mots (que de force et de feu
dans ces vilains mots !) – pourtant (ne vous êtes-vous jamais
posé la question ?) comment est-il possible que chez ce
Shakespeare, dans une scène où on assassine, on viole, on aime,
on désire et on ressent plus que dans votre pièce tout
entière, il n’est jamais nécessaire que, pour la
fidélité de l’illustration, le héros amoureux
tripote l’objet de son désir, ou qu’il détaille les
composants physiques du désir, en désignant avec une
précision anatomique les surfaces qui inspirent ses organes du
goût, de l’odeur et du toucher. On devine sans cela ce qu’il
aimerait faire avec elle – le Feu Sacré émane de ses paroles et de ses
métaphores, et il se répand dans toute la salle.
Mais tout cela est secondaire.
Le principal est mon cher ami, que la cause
pour laquelle vous luttez est fondamentalement vicieuse. En revanche, et
c’est l’autre côté de la médaille, toute
conception ou tout art, dont la liberté et la popularité ont
été gagnées par vos maîtres avec courage et
conviction, je le reconnais, au crépuscule du siècle dernier,
n’est pas forcément un véritable miroir de la vie.
Je ne veux pas vous ôter vos
illusions, mais vous devez apprendre que ces maîtres, les
découvreurs de Mademoiselle Esprit de la Terre et du camarade Mâle
Originel, tout comme vous, n’ont pas pris leurs personnages dans la vie et
dans la réalité – qu’ils subissaient tout autant l’influence d’une conception
créée par le cerveau humain (et non de la
réalité créée par la vie), que vous subissez leur
influence à eux.
Vous me demandez qui était donc
l’homme dans le cerveau duquel ont germé les deux demi-dieux de votre
monde, ces deux démiurges sanglants et magnifiques, la beauté
diabolique et la force infernale.
Vous allez être étonné.
La personne en question était un
doux vieillard souriant aux yeux bleus, un sage craignant Dieu, un savant
rêveur. Son nom : Darwin.
La
conception non seulement scientifique et politique, mais aussi
artistique de la seconde moitié du dix-neuvième siècle a
été fondamentalement imprégnée, vous devez le
savoir, par le succès précoce, non élaboré,
incontrôlable, de lois pour la plupart mal interprétées.
Nous avons pris l’habitude qu’en cherchant la substance et
l’origine des caractères humains, apparaisse dans notre
imagination un fauve poilu, grinçant des dents – et nous avons
pris l’habitude de chercher l’essentiel
de ces caractères dans leur origine.
C’est au début de ce
siècle que l’on commence de nouveau à se douter que la
solution, hélas ou grâce à Dieu, n’est pas si simple
– que la chose ne se résout quand même pas avec des
chiquenaudes, qu’il convient de remonter au début de la recherche.
À propos de monsieur le Mâle
Originel et de Mademoiselle Esprit de la Terre, tels que la science de
l’évolution les a dépeints, il nous parvient peu de
données. Quant aux premières
traces de l’homme en ce monde, il serait difficile d’en
déduire qu’Adam et Ève, voire Caïn et Abel, auraient
été des bêtes sauvages s’entre-déchirant,
comme l’étaient l’actrice Mona et le commandant de vaisseau
Singh. Oui, c’est bizarre, mais les premières traces ne sont pas
des traces de sang – toutes
sortes de gribouillages, de dessins
naïfs et rêveurs, dans les grottes préhistoriques –
non, pas des symboles érotiques,
comme vous l’aimeriez, fiston, avec votre imagination surchauffée.
Plutôt ce genre de dessins que font les enfants – et à supposer qu’ils aient une signification
symbolique, ces symboles ne concernent pas la lutte du mâle et de la
femelle, mais plutôt des thèses d’une religion obscure, primitive, aujourd’hui oubliée,
religion dont la vocation consistait, tout comme aujourd’hui, à
dissoudre les pulsions de l’instinct et du désir en un
recueillement, des sentiments pudiques, en des emportements de bonheur,
d’enthousiasme, pleins d’âme.
C’est bizarre, mais nous
possédons des données plus anciennes de l’homme poète et artiste, objet de la poésie et de
l’art, que de l’homme grincheux et sanguinaire.
Je pourrais presque dire :
l’homme a d’abord été poète et artiste,
matière de la poésie et de l’art – qui sait
d’où il l’a apportée ? Peut-être un jour un
savant inspiré, travaillant avec des outils encore inconnus, le
comprendra à partir de l’histoire des religions,.
Mon cher ami, je vous ai tout dit, inutile
de multiplier les mots.
Ne vous encombrez pas de Mademoiselle
Femelle de Sang et Monsieur Chair Bestiale dans les drames à la mode. Ce
n’est pas un auteur dramatique à la mode, un écrivain
mondialement célèbre qui vous dit cela, mais un simple
quadragénaire – moi j’ai personnellement
connu les deux : ils ne sont pas aussi dangereux que vous semblez le
croire. Je n’ai pas l’habitude de participer à des combats
de coqs, mais s’il s’agit de lutte entre hommes et non plus de lutte entre Mâles bestiaux –
j’affirme que votre Mona, dans la mesure où vous, auteur, vous
vous identifiez au matelot Singh, je vous la prends par la séduction
sans étrangler personne et sans pousser personne à la mer,
aujourd’hui encore, avec un chant enjôleur ou une parole
chaleureuse, tendre.
Car en réalité ces
deux-là ressemblent aujourd’hui encore davantage aux héros
de Dickens et de l’Abbé Prévost qu’à Lulu ou
à Tarzan.
Pesti Napló, 22 septembre 1929.
[1] Frank Wedekind (1864-1918). Dramaturge allemand. Alban Berg s’est inspiré de ses pièces pour écrire Lulu.
[2] Hanns Heinz Ewers (1874-1943). Écrivain, acteur, poète, philosophe allemand.
[3] Sándor Bródy
(1863-1924) Écrivain, dramaturge hongrois. Ferenc Molnár
(1878-1952). Écrivain hongrois, auteur de "Les enfants de