Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le film parlant À
budapest
Critique de The Singing Fool[1]
bjectivité
ou pas – que faire, le lendemain matin ? Je me suis
réveillé encore hébété, je me suis remis
à ruminer ce qui s’était vraiment passé
(n’avez-vous jamais remarqué ? L’importance des
événements de la veille grandit toujours dans cet état de
demi-sommeil du matin ; ils enflent, leurs contours se précisent,
ils embellissent, comme les découvrant en nous éveillant de la
préhistoire ou de l’enfance – essayez seulement un jour dans
un tel état de penser à votre naissance ou à votre
mort !), j’ai été pris d’un vertige –
ai-je rêvé hier soir ou c’est maintenant ? Tout cela
est-il véridique ?
Je me rappelle, je me trouvais dans un
état semblable le lendemain de mon baptême de l’air.
J’avais des palpitations, j’ai dû m’agripper au bord de
mon lit, mon matelas ondulait et volait avec moi, il tanguait et gauchissait – mais vraiment,
sérieusement, est-ce possible, est-il possible que… ce
n’était pas un rêve fantasque mais la réalité
– moi, animal rampant sur la Terre depuis quarante mille ans
(n’oublions pas que nos nerfs se souviennent mieux de ces quarante mille
années quand nous dormons, que notre conscience ne se remémore la
veille), est-il possible qu’hier j’aie marché parmi les
nuages et que j’avais des ailes ? Parce que si cela est vrai…
alors… alors le miracle a eu lieu… alors mes pressentiments de
l’enfance se sont vus justifiés : le Pays des Fées
auquel nous aspirons et dont nous rêvons n’est pas un conte, il est
le Royaume de la Réalité… Le prince Argyre
est ici, je peux le toucher…
Je me suis senti dans le même
état le jour où la lampe merveilleuse d’Aladin, la radio,
s’est mise à parler la première fois.
Non, ce n’est pas un
rêve : le diable peint, l’ombre mobile de notre propre corps,
s’est retournée sur le mur, a levé les yeux sur nous et a
parlé avec une voix humaine, pure, distincte.
Maintenant et ainsi, dans le
crépuscule du petit matin, j’ai des frissons dans le dos –
si j’exprimais mes sentiments dans cet état, cela ressemblerait
à ce que j’ai écrit à l’âge de vingt
ans, à propos du premier avion, de la première image
cinématographique – un flot éberlué,
bégayant, d’admiration ivre, un hymne, une envolée balbutiante
à l’humanité. (Qui s’en souvient ? L’homme qui vole ! Et La métaphysique de l’image
mobile[2]).
Bien sûr, hier soir dans la salle, je
n’étais pas dans un état d’esprit aussi
surchauffé.
Et les autres non plus avec qui je
regardais la merveille.
Vingt années se sont
écoulées, nous sommes devenus méfiants et critiques. Le
prince Argyre, Aladin, l’Ange ailé,
l’Ombre animée, ont effectivement apparu parmi nous – mais
vingt années se sont écoulées et nous n’avons pas
tellement remarqué qu’ils auraient changé le monde ou
qu’ils auraient descendu le Pays des Fées sur la Terre. Les
Langues de Feu tombaient, comme en ce matin de Pentecôte, et nous,
quelques-uns, Saül devenu Paul, tendions les bras vers elles – et
alors tout est devenu sombre, plus noir qu’avant le grand feu
d’artifice. Et dans ce noir, Argyre et
l’Ange Ailé et l’Ombre Parlante et Jean des Sept Lieues se
sont rangés parmi nous, hommes stupides, suants, bagarreurs, assassins
et envieux, et ils ont concouru avec nous pour mieux suer, bagarrer,
assassiner. Dans la bouche du Saint-Esprit, la lumière n’a pas
jailli, mais des ricanements, des jurons et l’obscurité –
non, non, ce ne sont pas encore les vrais, ou alors s’ils le sont, ils ne
sont pas encore assez forts : il convient de les tenir en laisse, sinon
l’Ange lance des bombes, la Trompette à Longue Voix trompette
sottises et préjugés vers les astres honteux – prenons
garde, qui a enseigné la parole à l’Ombre Parlante ?
Était-ce le Saint-Esprit ou le Malin ?
Soyons donc critiques et observons, les
yeux froids et les oreilles prudentes, de quoi il s’agit : il
apparaît qu’il n’y a rien de miraculeux dans tout cela, il
apparaît que la relation entre les choses et notre perception est
régie par les lois naturelles du progrès – comme si le
monde n’était pas gouverné par l’imagination mais par
le hasard aveugle.
Le premier film parlant est assez bon,
à ce stade primitif.
La pièce elle-même tourne
autour d’un sujet cent fois rabâché, une variante de
Paillasse, truffée de boulettes de sel d’Epsom[3] lacrymogènes à l’effet
le plus sûr, le plus répandu et le plus ancien : un
garçonnet de cinq ans meurt entre les bras du père
abandonné ; dans son état il est obligé de jouer la
comédie au public en liesse. Al Johnson[4], l’excellent acteur, est capable de
guérir l’obturation des larmes la plus obstinée – le
cynique public budapestois tente de résister en se mouchant
désespérément, mais en vain – moi-même
j’avais pleuré quand la lumière est revenue, mon voisin, un
morose reporter de la police jurait et maudissait jusqu’aux
ancêtres de celui qui invente ce genre de kitsch lamentable et qui
par-dessus le marché s’imagine acheter les hommes de bon
goût – cependant les larmes dégoulinaient sur sa figure et
de grosses gouttes tombaient sur son menton et son plastron.
Techniquement parlant – je
préfère le préciser sans tarder – l’invention elle-même est
d’ores et déjà plus parfaite que l’utilisation que
l’on en fait : la réalisation. Le disque
synchronisé reproduit passablement bien paroles et sons – il est
très caractéristique de notre temps antiartistique,
précipité, avide d’argent, techniciste ; les
entrepreneurs ne sont pas capables d’exploiter de façon artistique
les possibilités que le film parlant leur offre dès sa forme
actuelle. Bien sûr, ils cherchent le succès, l’effet, ils
veulent aller vite, vite, avant que quelqu’un d’autre ne mette le
grappin dessus. Ils n’ont même pas attendu que les experts en
acoustique étudient l’harmonisation des lois de la perspective sonore avec celles de la perspective lumineuse – ou au
moins que les experts de l’effet artistique harmonisent les souffles et
les bruits afin de donner une pleine illusion de la vie. À quelques
expressions forcées et maladroites près, ils ont exclu du film
tous les bruits naturels, bruit des pas, frémissement des feuillages,
grincements de portes, chuintement des robes, respiration, tout ce qui
constitue avec la parole la vie et la réalité – au prix
d’un travail pénible ils ont placé le discours humain dans
un milieu sonore stérile, le faisant sonner creux, rendant le son
tranchant et contre-nature, calculé, mis en place, posé. Ils ont
complètement éliminé la fidélité des sons
qui s’approchent ou qui s’éloignent, or c’est cela qui
est en mesure de faire paraître les effets naturels. Des fautes
évidentes, tangibles, qu’un réalisateur à
l’oreille fine aurait pu facilement contourner – la preuve en est
que là où, pour faire bon marché, ils n’ont pas
suffisamment fait attention, parfois se glisse dedans un son ayant un touchant
goût de vie (le petit garçon derrière la porte, le cri de
la mère, le choc du verre placé sur la table).
Et passons maintenant à la grande
question : que va-t-il se passer, le théâtre court-il
à la faillite ou ne court-il pas à la faillite ?
Un peu d’imagination profane – et déjà la
question devient ridiculement pessimiste et infantile.
Naturellement cela pousse le
théâtre à la faillite – mais pas plus que la
poésie chantée sur un luth ou sur une cornemuse ne
disparaît avec la découverte du livre imprimé.
Le théâtre court à la
faillite, dans sa forme actuelle, pour ressusciter dans sa forme immortelle et
définitive – ici, sur l’écran, sur ce Miroir Vivant
(je pense toujours au film parfait, en relief et en couleur, quand il
s’agit de l’avenir de l’art cinématographique),
embrassant la totalité de la littérature dramatique ou romanesque
dont seulement une petite partie est reproduite par le spectacle vivant
d’aujourd’hui.
Quelle est donc la différence ?
L’ancien poète, avant la
découverte de l’imprimerie, récitait sa poésie cent
fois, cinq cents fois – afin de la populariser, la graver dans la
mémoire des temps.
Le comédien
d’aujourd’hui joue en personne cent fois ou deux cents fois le
même rôle, pour le montrer au plus large public possible. Quand il
est mort, plus personne ne peut le voir ni l’entendre – son art,
eût-il été génial, est éphémère
et passager.
Le dramaturge du futur, une fois
l’œuvre composée, forme une équipe avec le
comédien, et après un travail soigneux, consciencieux,
inspiré, il affine le drame
ensemble – quand c’est prêt et qu’ils sont tous les
deux au plus haut degré de l’inspiration : ils jouent la
chose une seule fois, devant
l’appareil d’enregistrement – et l’œuvre commune
de l’écrivain et de l’acteur va ensuite rester fixée,
dans cette forme la plus parfaite, accessible à tous, comme un livre
– s’il s’agit d’un chef-d’œuvre –
l’œuvre d’un auteur et d’un comédien peut
pareillement devenir immortelle – pendant qu’eux, l’un et
l’autre peuvent vaquer à leur travail, à la recherche de
nouvelles tâches.
Quelle solution sera trouvée
à pareille secousse ? - L’histoire de l’art a peu
à voir là-dedans. Quant au point de vue artistique, il serait
ridicule de promulguer des lois dramaturgiques et esthétiques dès
maintenant, taillées au corps et à l’âme d’un
monde en train de naître.
Le premier poète, le premier
génie, créera la première Œuvre, la première
épopée du Miroir Vivant – les lois dramaturgiques et
esthétiques de ce genre seront fabriquées par la science de
l’art a posteriori, comme cela se passe d’habitude, depuis
qu’artistes et dramaturges édifient et détruisent,
créent et analysent en alternance le monde en gésine.
Pesti Napló, 29 septembre 1929.
[1] The Singing Fool est un
film américain réalisé par Lloyd Bacon, sorti en 1928 (Le fou chantant).
[2] La nouvelle "L’homme qui vole" (en français dans le texte) a paru dans la presse en 1909 ; La métaphysique de l’image mobile est une citation de la nouvelle intitulée "Film" dans le recueil "Tout est autrement".
[3] Sulfate de magnésium
[4] Al Johnson (1886-1950). Acteur américain d’origine lituanienne. La première voix humaine entendue dans un film parlant (Le chanteur de Jazz, 1927).