Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
marchÉ central
Manuscrit confronté aux macrobiotes[1]
Je tombe là-dedans par inadvertance
– j’étais en profonde méditation, ma tête en
sifflait et en voyait de toutes les couleurs, et maintenant je constate,
soulagé, et je recommence à respirer : Dieu merci,
j’ai oublié à quoi je voulais en venir. Ce devait
être quelque chose d’important, sûrement, pas mes petites
affaires personnelles – s’agissait-il peut-être de
l’immortalité du hanneton ?
C’est ce concours d’odeurs de
bon aloi, fraîches, crues et brutales, ce bruit bourdonnant qui l’a
chassé de ma tête à l’instar d’un narcotique
naturel, endormant les pensées et ravivant les organes. Ils ont bien
fait. Comme si on arrosait d’eau de refroidissement un moteur
trépidant chauffé au rouge – les roues se relâchent,
continuent encore un peu leur crépitement joyeux sur leur
lancée ; à quoi bon tout ce grésillement ?
Le Marché Central. Je n’ai
rien à y faire. Je m’y sens délicieusement bien.
Au demeurant j’ai toujours
apprécié ce temple dévot de l’estomac, de
l’œil, du palais et de l’œsophage. Il y eut
peut-être des charcutiers parmi mes ancêtres. Je suis saisi
d’une humeur martiale, je marche à pas fermes dans les
détritus exhalant le sang et la pourriture qui s’écoulent
lentement vers les bouches d’égout, je ne ressens pas la moindre
répulsion.
De lourdes jambes de bœuf
sculptées d’une seule pièce pendent immobiles aux esses de
fer. Leurs belles chairs rosées, offertes, sont luisantes de graisse.
L’alignement des côtes des carcasses énormes ondule avec
régularité tel un chef-d’œuvre
d’ingénieur – des deux côtés, tendus entre deux
clous, comme à une exposition, un large lobe de graisse se
décolle du péritoine : sa fine nervure rappelle les
merveilleuses dentelles de Bruxelles.
Que de belles choses se trouvent à
l’intérieur d’un corps animal. À une autre esse est
suspendu un énorme poumon rouge foncé, une ligne fermée,
en forme de cœur – dans le centre le cœur lui-même, puis
le foie appétissant, dans sa membrane glissante – avec ses
couleurs criardes c’est un être à part dans sa
complexité, exigeant un tapotement lourd, charnel ; il en
émane une odeur fraîche, crue, invitante. Il est comme un gros
fruit exotique, la production d’un arbre à pain méridional,
ou une fleur martienne inconnue, dans la réalité de sa
vitalité.
Et pourquoi pas ?
Si je le regarde comme ça, avec les
yeux d’un enfant ou d’un sauvage, à la manière
impressionniste, si j’oublie ce que je sais et ce que j’ai appris,
que ce sont des parties découpées d’êtres vivants qui
me ressemblent, que je me trouve parmi les ruines de fines machineries
volontairement dépecées et détruites pour toujours –
si toute la nervosité anthropocentrique, la compassion
épouvantée, la reconnaissance de moi-même dans la
matière s’apaise, cesse en moi dans un moment de fatigue –
qui saura dire à quelle limite inférieure du savoir et de la
cognition je serai parvenu ? Un autre monde encore inconnu ne s’ouvrira-t-il
pas, un monde où il n’y a pas de mort et d’obscurité
insensée ? – où il y a des rêves qu’il
vaudra la peine de remémorer quand j’en ressortirai.
Attends un peu, végétarien
enthousiaste, avant de me jeter la pierre de ton indignation –
peut-être pourras-tu toi aussi apprendre quelque chose dans le rêve
mortel d’un congénère assassiné.
J’ai dit : fruit, et j’ai
dit : désirable, et j’ai dit : il s’offre. Cette
comparaison sur les poumons ensanglantés n’était quand
même pas pur impressionnisme.
Voici plus loin de vrais fruits.
Une pastèque éclatée
saigne dans un coin. Sur le comptoir, des raisins en tas, des pommes, des
poires, des bananes, des nèfles et des figues – des couleurs, des
odeurs, des saveurs et des arômes rivaux, des sèves sapides, des odeurs
succulentes crient et s’offrent.
Est-ce aussi un pur hasard si le fruit
rêve goût et odeur et arôme – est-ce un pur hasard si
ces goûts et odeurs et arômes chatouillent le palais et les narines
de tout animal vivant – le
forçant à déchiqueter et dévorer l’animal
végétal qui fait le coquet ?
Le naturaliste sait déjà,
lui, que ce n’est pas une métaphore paresseuse de ma part de
prétendre que dans le monde des fleurs et surtout des fruits il se passe
quelque chose de très similaire à ce qui se passe dans les usines
d’articles de nécessité commune où des chimistes,
des cuisiniers et des mécaniciens se décarcassent pour produire
des articles les moins chers et les plus désirables possibles, pour
satisfaire le consommateur dans la grande concurrence générale.
Il sait que goûts, arômes et
odeurs sont l’action publicitaire
des plantes pour faire consommer, faire manger leurs fruits. Elles les offrent, non au sens figuré et
imagé, mais au sens bien réel. Car dans tout fruit il a un noyau
ou des pépins, et pour qu’une plante puisse se reproduire et se
répandre, il faut qu’un animal quadrupède ou un oiseau
ailé mange d’abord la chair savoureuse du fruit, qu’il
recrache ou disperse le noyau ou les pépins quelque part, loin de
l’arbre, là où il vole ou court, et où la plante
sans jambes ne parviendrait jamais d’elle-même.
Les êtres vivants se nourrissent du
corps et de la chair les uns des autres, en effet. Cette forme archaïque
du meurtre est peut-être un principe plus général de la
nature que la mort individuelle ; Titusz Telma[2] a bien raison d’appeler les vivants,
non des mortels, mais ainsi : des tuables, vivant de la mort les uns
des autres. Vous comprenez que dans le monde des plantes la nature a joliment
résolu et équilibré cette contradiction impossible, ce
non-sens, ce problème le plus ardu de l’entendement humain, cette noix incassable. La plante
renaît à une vie nouvelle au prix d’un meurtre partiel
– combat et lutte, assassinat et meurtre signifient vie et non mort,
prolifération et non dépérissement. Joie et plaisir et vie
sont la part de celui qui a tué, mais aussi de celui que l’on a
tué.
Parfaite harmonie – dira-t-on –
au degré le plus primitif de la vie.
Évidemment chez l’animal
l’usine de la vie ne fonctionne pas tout à fait de cette
façon. Si ce pauvre bœuf se reproduisait par ses os, le crâne enfoui ou tombé ferait pousser un
arbre bovin, sur lequel de mignons petits boutons de veaux roses, aux
paupières fermées balanceraient dans le vent à notre plus
grande joie à tous – ce serait très beau, mais hélas
les animaux supérieurs ont gâché tout cela par maladresse,
le décès d’un individu chez eux signifie la disparition de
générations entières.
Pourtant, ici, au marché central on
est tenté d’oublier que l’homme a un crâne. Le
souvenir de notre ancêtre d’il y a des millions
d’années ressuscite en nous – celui du simple être cellulaire, n’est-ce
pas, qui n’avait ni bras ni jambe, pas même une tête, qui
n’était qu’une grande misère, une outre, pas
même une outre, seulement un disque flottant, visqueux et
proliférant qui se referme et recouvre et engloutit tout sur son
passage.
Ce ne serait pas bête, parole
d’honneur. Quels magnifiques poissons nageraient ici dans mon bassin, un
énorme brochet, des barbeaux, de délicieux esturgeons – et
ce grand fromage là-bas, énorme comme une roue de charrette
– oh, dis donc, mais c’est un Gorgonzola que j’aime
tant ! Une bouche, des dents, un œsophage, un mécanisme
complexe, chose ennuyeuse qui ne me permettrait d’en tailler et broyer
qu’un tout petit bout, quelques miettes, péniblement, au prix
d’un dur travail – alors que c’est l’ensemble qui me plaît, entier, tel qu’il est
présenté ! Même pas la peine de m’y attaquer
– il serait tellement plus beau et rafraîchissant de m’ouvrir
tout entier, de me dérouler comme la pâte feuilletée
– je nagerais et je flotterais au-dessus des étals,
j’avalerais et j’embrasserais en entier le disque de Gorgonzola
flottant vers moi, et ces petits pains croustillants, appétissants, et
puis ce melon, et puis ce beau petit cochon de lait qu’il serait vraiment
dommage de dépecer, et puis cette carpe si gaie – tout le grand
marché !
La brave jeune femme devant laquelle je me
plante s’étonne un instant quand elle rencontre mon regard. Puis
elle me délivre un sourire indulgent – apparemment je lui ai plu,
se dit-elle : ce n’est pas si invraisemblable que ça puisque
ce jeune garçon boucher polisson venait de lui souffler à
l’oreille : Madame Salinka, vous
êtes appétissante, j’aurais bien envie de vous mordre
dedans !
C’est un chou superbe que vous
désirez, jeune homme ? – me lance-t-elle par gratitude.
Pourquoi en avoir honte ?
Estomac, majestueux et divin Moloch, vienne
ton règne. C’est toi qui nous accompagnes du début
jusqu’à la fin, instinct glouton de nos premiers gestes. Le
reste ? Amour, savoir, liberté ? Tous
éphémères.
Ils ne sont pas à la mode.
Nous rencontrons de plus en plus souvent
des gens qui se vantent d’avoir perdu l’habitude de
réfléchir. Récemment, une de mes connaissances
m’affirmait avec supériorité et condescendance ne pas
comprendre ce que je dis, comme si c’était déshonorant pour
moi et pas pour lui.
Le monde a déraillé –
qui en prendra la responsabilité ?
Merci, Marché Central, de
m’avoir fait oublier ma condition humaine pendant une demi-heure.
Pesti Napló, 6 octobre 1929.