Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
I.
Ponctualité
Sur une page
publicitaire d’un journal américain mon regard accroche la proposition d’une
firme d’horlogerie. Une image, peu de texte, un tableau de prix. Dessous, en
grosses lettres :
« Les
montres de notre fabrication marchent avec autant d’exactitude que les trains. »
Cela m’intrigue un instant – puis je me
mets à sourire et continue de feuilleter les pages : évidemment,
l’imbécile d’imprimeur a confondu les mots – le texte voulait dire que les
trains marchent selon leurs montres – ou, quoi ? Ça ne colle pas – à mieux
regarder, c’est la société de chemins de fers qui devrait se vanter avec cette
réclame, et non la société d’horlogerie : ses trains circulent avec une
exactitude d’horloge.
Puis je me rends compte qu’il s’agit d’une
publicité américaine. Il n’y a donc
pas lieu de parler d’erreur.
En Amérique ce sont effectivement les
trains qui circulent avec le plus d’exactitude. Impossible de savoir sur quoi
ils se règlent, sur des instruments astronomiques peut-être, ou c’est simplement
devenu leur habitude comme aux lève-tôt, ils ne seraient même plus capables de
fonctionner avec irrégularité. Le fait est qu’un Américain peut être satisfait
si sa montre danse comme le train siffle.
Mon Dieu, quel bonheur ce serait si nous
pouvions trouver chez nous aussi une telle référence absolue à laquelle nous
pourrions comparer la valeur des choses relatives quand nous voulons nous
vanter !
Imaginez quelles jolies réclames
viendraient à la mode – un nouveau ton dans la rubrique publicitaire.
L’effet de notre purgatif se manifeste avec
autant de certitude que la demoiselle du téléphone.
Notre machine de tricotage des chaussettes
maille aussi parfaitement que le central de Lágymányos.
Venez faire vos courses chez nous, vous
arriverez aussi vite qu’en tram à Budapest.
Nos billets de loterie sont aussi chanceux
que les manières des fonctionnaires sont irrésistibles.
Nos automobiles marchent comme les
théâtres.
Nos produits de régime font maigrir comme
les amateurs de littérature hongroise.
Nos dentifrices rendent vos dents aussi
blanches que la conscience d’un député du parti unifié.
Nos produits jouissent d’une aussi grande
popularité que notre gouvernement bien aimé.
Hélas, pour le moment la situation est
telle que dans l’espoir d’un succès on pourrait tout au plus afficher cette
publicité :
Notre poêle réchauffe autant que
l’administration des impôts.
II.
Nouveau Narcisse
Vous connaissez
l’histoire de l’ancien – c’était un
jeune homme d’une beauté éblouissante, mais il ignorait sa beauté : il
ignorait le miroir. Un jour de soleil brillant, en se baissant à la margelle
d’un puits étincelant pour étancher sa soif, un jeune visage apparut en face de
lui, émergeant de l’eau. Il brillait dans la gloire de la beauté et de la
lumière, il était merveilleux. Narcisse se pencha plus près pour placer un
baiser au bel inconnu, mais la surface de l’eau frémit et le visage disparut.
Narcisse, malheureux, chercha partout son idéal qu’il avait aperçu et aimé dans
le reflet du puits – et ne sut jamais qu’il était tombé amoureux de sa propre
image, pour rester symbole et exemple éternel, ancêtre classique, de la
coquetterie vaniteuse et de l’auto-adoration maladive.
*
Je l’ai rencontré à Berlin.
Il était installé au fond d’une buvette, un
visage vieillissant, des mèches grisonnantes – une connaissance me l’a
présenté. Plus tard on m’a raconté qu’il en était arrivé là, Dieu sait
pourquoi, après une jeunesse intéressante et mouvementée. Ce sont ses vieux
amis qui maintenant le font vivre tant bien que mal : en outre il boit et
perd la mémoire, il arrive qu’il ne se rappelle même plus son propre nom.
Nous avons passé la soirée ensemble. Autour
de quelques verres il m’a balbutié des histoires confuses de son passé. Il
s’agissait de femmes, d’argent, d’une prétendue carrière, quelque part en
Amérique, brusquement interrompue… à cause d’un jeune homme de la beauté duquel
même ici et maintenant il ne pouvait parler qu’avec les cris d’un pathos
enchanté.
En flânant par des rues du faubourg, plus
tard, soudain il s’est arrêté devant l’affiche d’un minable cinéma de banlieue.
Il pâlit, me saisit le bras et me traîna dans la salle.
On y jouait un vieux film de plus de quinze
ans.
Vous souvenez-vous du célèbre acteur
norvégien qui a enfiévré le monde et particulièrement les cœurs féminins, en ce
temps-là ?
C’est lui qui jouait dans ce film – jeune,
frais et pimpant.
Pendant la projection mon compagnon, à demi
évanoui, serrait mon bras, il me fit savoir que c’était lui – le jeune homme qui avait détruit sa vie.
Et dans un bégaiement il m’a raconté ce qui
est arrivé.
Constatant que cet homme sur l’écran,
terrain de combat, cet adversaire plus fort que lui, lui volait toutes ses
conquêtes – succès, femmes et sympathie, il se lassa, abandonna le combat et
finit par reconnaître que l’autre
était supérieur à lui. Un jour sous un nom inconnu il abandonna sa patrie, il
fit répandre le bruit de sa mort et se mêla à l’océan de la foule dont il ne
souhaitait plus émerger.
Seulement parfois, si l’on joue encore
quelque part ses images… il entre et admire le Grand Acteur, le cœur
douloureux, pris d’un désespoir infini.
*
Lorsque, après la séance, à la lumière des
réverbères il avançait, j’ai reconnu son profil – et j’ai failli pousser un cri
dans ma surprise.
Seigneur Dieu – mais c’est lui !
Lui-même ! L’acteur norvégien que moi, comme le monde entier, croyions
mort depuis longtemps !
Pesti
Napló, 23 octobre 1929