Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
rÉtrÉcis-toi
Tentative de réflexion à
Mais c’est vrai ! Il a raison.
Quand il dit : mon ami, se plaindre,
tout le monde en est capable. Ce n’est pas se plaindre qu’il faut,
mais s’adapter.
Tu n’arrives pas à joindre les
deux bouts avec ces centrenteseptetdemi ? Mais
si ! Il n’y a qu’à être économe.
Rétrécis-toi un peu.
Tu es moins, tu dois être moins
exigeant. Alors se rétablira le quotient normal. Moins exigeant, avec
tes petits revenus tu vivras aussi bien que celui qui en a beaucoup.
Mais tu as raison - est-ce moi qui devrais
le contredire, qui pige un peu les mathématiques ?
En réalité il ne dit pas autre
chose que ce qu’enseigne la relativité. Chacun doit
répartir ce qu’il a comme il peut, et il apparaîtra
qu’il n’existe ni riche ni pauvre : Rothschild a autant besoin
de ce qu’il a, ça lui suffit tout juste, que moi, si… euh,
si je me rétrécis. La grenouille n’a pas à se faire
plus grosse - au contraire.
Je me rétrécirai.
Mais comment on s’y prend ?
Pourquoi ai-je besoin de tant de place ici,
par exemple, où je suis assis ? Pourquoi est-ce que je
m’étale derrière ce bureau ?
Si je replie mes jambes, comme ça,
j’occupe beaucoup moins de place, je consomme moins de place, sur une
moindre surface j’émets moins de chaleur, j’aurai besoin
d’autant moins de combustible.
Je rentre ensuite le cou dans mon col,
j’aurai moins besoin d’air, mon métabolisme en sera plus
économe, je dépenserai un peu moins en nourriture.
Évidemment, si ça marchait
comme ça - si c’était une pure question de bonne
volonté, moi, je ferais bien…
Et pourquoi pas ?
Je peux tenter l’expérience,
tout au moins en imagination.
Il n’y a qu’à fermer les
yeux selon la méthode de Coué, et vouloir très fort.
Je veux être plus petit, je veux
être plus petit, je veux rétrécir.
Tiens, je commence à sentir…
Ça ne fait guère plus de dix
minutes que je suis assis ici les yeux fermés, je me concentre
intensivement sur cette unique idée… Et voilà que…
Quel sentiment bizarre…
Comme si j’étais une stalactite
de glace qui tout à coup se mettrait à fondre. Ou un ruban
élastique tendu qu’on lâcherait des deux bouts. Je sens
clairement mon cœur, mes reins, mon foie et toutes mes cellules qui
rétrécissent rapidement, continûment. Comme si je me voyais
dans des jumelles placées à l’envers, en train de
m’éloigner à pas pressés -
je deviens de plus en plus petit, minuscule comme un insecte… Par rapport
à moi l’environnement grossit étonnamment, il
s’étend, il se rapproche, il enfle gigantesquement…
La chaise sur laquelle j’étais
assis est déjà aussi grande que la Place Erzsébet. Son
dossier forme une véritable paroi rocheuse au-dessus de ma tête.
Combien je peux mesurer ?
Je vais le savoir. Mais comment m’en
sortir ? Je cours en tous sens, affolé, sur le siège en
cuir. Près du bord, je me cabre, pris de panique : sous mes pieds
un abîme béant, comme si je regardais en bas depuis les rochers du
Mont Gellért.
Impossible de descendre d’ici.
Fort heureusement une frange de la nappe
touche l’accoudoir. Je grimpe sur l’accoudoir, je saisis cette
corde de gréement - quel bonheur d’être bon en gymnastique.
En quelques minutes j’atteins le
dessus du bureau. Je cours et je regarde autour de moi.
Une immense bâtisse de forme
rectangulaire, grande comme une maison. Chapeautée d’une coupole,
des parois latérales
vitrées, une plaque miroitante noire à l’intérieur.
À côté d’elle une barre de vingt mètres, avec
à son bout un dard en forme de plume.
Ce dard m’aide à
reconnaître le bâtiment. Mais c’est mon encrier !
Les dimensions relatives de la plume et de
l’encrier me permettent bientôt de constater à quel point je
me suis rétréci.
J’ai à peu près la
taille d’une mouche domestique bien nourrie.
Au demeurant je tiens debout - je me regarde
dans la vitre de l’encrier. Je n’ai pas changé
d’aspect extérieur. Je suis toujours le même, en
minuscule ! Mon visage, mes yeux, mes bras, mes jambes, je les reconnais
tous - et je porte bizarrement les mêmes vêtements, ils ont
rétréci avec moi.
Mon aspect extérieur n’a pas changé - je suis probablement le même à
l’intérieur aussi.
Mais les proportions !
Et que va-t-il se passer maintenant ?
Je m’installe en méditant sur
un mégot de cigarette que tantôt, une heure auparavant, j’ai
placé sur le bureau. Je me pose et je balance les jambes.
À vingt pas de moi une grosse masse
parallélépipédique. Ah oui, le livre que je lisais…
Voici un champ tout blanc… Voyons… Je le parcours… Je suis
arrêté par une lettre A de la taille d’un homme. Bien
sûr, le manuscrit sur lequel j’étais en train de
travailler…
C’est cela qui sera un peu difficile
dans l’avenir, l’écriture.
Où est le typographe qui saura lire
mes lettres, même sous la loupe la plus forte - je ne peux quand
même pas exiger que toutes les rédactions disposent d’un
microscope pour me faire plaisir.
Mais après tout - en y
réfléchissant - suis-je vraiment obligé
d’écrire ?
Voyons un peu.
Si je n’en fais pas une question de
morale ou de conscience - qui a le temps pour cela en ces temps
économiques difficiles ? - Je n’ai aucune raison
particulièrement pressante de me soucier du problème
immédiat de ma subsistance.
Je dispose en ce moment d’une fortune
de cent trente-sept pengös et cinquante
fillérs.
Mon cœur s’arrête presque
de battre à l’idée d’être subitement devenu si
fortuné - sous ma forme actuelle.
Pensez.
Faisons vite un rapide calcul
budgétaire.
Pour ma nourriture - scientifiquement parlant
- à la place d’une nourriture quotidienne de deux mille calories,
je n’aurai besoin que de moins d’un millième environ de
cette quantité. De trois quarts de calories.
Un morceau de sucre suffira pour deux ou
trois mois. Un dé à coudre de lait, pour la même
durée. Si j’achète un fromage des Trappistes entier (cela
coûte quelques pengös), mes besoins en
protéines seront couverts jusqu’à la fin de mes jours.
Faites le calcul, combien coûtera mon
entretien annuel. Trois ou quatre pengös me
suffiront pour vivre comme Lucullus, jusqu’à ma mort.
Et le reste ?
Le coût du chauffage sera ridiculement
minime. La chaleur d’une seule allumette suffira pour une journée.
Celle d’un boulet de charbon pour un mois.
Imaginez la facture du gaz ! Pendant
des mois je ne consommerai pas suffisamment de gaz pour justifier les frais
d’envoi de la facture.
L’éclairage ?
L’électricité ? Le faisceau de lumière entrant
par le trou de la serrure suffira pour dorer mon existence.
Je n’aurai plus jamais à payer
nulle part un droit d’entrée. Qu’on essaye de
m’empêcher de me faufiler dans une salle affichant complet, ou de me faire une place dans la
société la plus fermée !
Je voyagerai gratuitement n’importe
où, la Rolls-Royce hors de prix, l’express, le Zeppelin ; il
n’y a pas d’endroit où je ne pourrai pas me cacher en
première classe, dans le pire des cas, si les gens ne
m’emmènent pas de bon gré, dans la poche de leur gilet.
J’aurai quelques difficultés
pour me vêtir - ce n’est pas tellement le
tissu qui posera des problèmes (les chutes suffiraient pour me
confectionner une garde-robe complète), que plutôt la coupe.
J’ai vaguement entendu parler d’un micromanipulateur, inventé
récemment pour découper des bacilles, mais je doute que je
trouverai le tailleur capable de s’en servir.
Que faut-il d’autre ?
Je n’ai pas besoin de logement, je
n’ai aucune exigence en matière de mobilier - je me ferai des amis
chez les abeilles ou les fourmis, elles auront toujours une cellule où
je pourrai me terrer.
Et l’amour ?
Allons, allons -
les femmes se ficheront bien de mon aspect extérieur dès
qu’elles apprendront à quel point je suis riche. Et la noblesse de
l’âme, qu’est-ce que vous en faites ? Elles diront, les
yeux baissés : tu sais, ma chérie, il n’est
peut-être pas d’une si belle taille que ton Jenő, mais il a un
si grand cœur… Et comme il m’adore, si tu savais…
En homme riche indépendant,
j’irai loin dans ma profession.
Si je n’ai plus à travailler,
à négocier, à m’humilier, petit à petit je
deviendrai objet du respect général, j’aurai ainsi le temps
de m’occuper des affaires publiques.
J’ai
l’impression qu’il est grand temps que je choisisse la
carrière politique.
Pesti
Napló, 27 octobre 1929.