Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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rÉtrÉcis-toi

Tentative de réflexion à la Einstein

Mais c’est vrai ! Il a raison.

Quand il dit : mon ami, se plaindre, tout le monde en est capable. Ce n’est pas se plaindre qu’il faut, mais s’adapter.

Tu n’arrives pas à joindre les deux bouts avec ces centrenteseptetdemi ? Mais si ! Il n’y a qu’à être économe.

Rétrécis-toi un peu.

Tu es moins, tu dois être moins exigeant. Alors se rétablira le quotient normal. Moins exigeant, avec tes petits revenus tu vivras aussi bien que celui qui en a beaucoup.

Mais tu as raison - est-ce moi qui devrais le contredire, qui pige un peu les mathématiques ?

En réalité il ne dit pas autre chose que ce qu’enseigne la relativité. Chacun doit répartir ce qu’il a comme il peut, et il apparaîtra qu’il n’existe ni riche ni pauvre : Rothschild a autant besoin de ce qu’il a, ça lui suffit tout juste, que moi, si… euh, si je me rétrécis. La grenouille n’a pas à se faire plus grosse - au contraire.

Je me rétrécirai.

Mais comment on s’y prend ?

Pourquoi ai-je besoin de tant de place ici, par exemple, où je suis assis ? Pourquoi est-ce que je m’étale derrière ce bureau ?

Si je replie mes jambes, comme ça, j’occupe beaucoup moins de place, je consomme moins de place, sur une moindre surface j’émets moins de chaleur, j’aurai besoin d’autant moins de combustible.

Je rentre ensuite le cou dans mon col, j’aurai moins besoin d’air, mon métabolisme en sera plus économe, je dépenserai un peu moins en nourriture.

Évidemment, si ça marchait comme ça - si c’était une pure question de bonne volonté, moi, je ferais bien…

Et pourquoi pas ?

Je peux tenter l’expérience, tout au moins en imagination.

Il n’y a qu’à fermer les yeux selon la méthode de Coué, et vouloir très fort.

Je veux être plus petit, je veux être plus petit, je veux rétrécir.

Tiens, je commence à sentir…

Ça ne fait guère plus de dix minutes que je suis assis ici les yeux fermés, je me concentre intensivement sur cette unique idée… Et voilà que…

Quel sentiment bizarre…

Comme si j’étais une stalactite de glace qui tout à coup se mettrait à fondre. Ou un ruban élastique tendu qu’on lâcherait des deux bouts. Je sens clairement mon cœur, mes reins, mon foie et toutes mes cellules qui rétrécissent rapidement, continûment. Comme si je me voyais dans des jumelles placées à l’envers, en train de m’éloigner à pas pressés - je deviens de plus en plus petit, minuscule comme un insecte… Par rapport à moi l’environnement grossit étonnamment, il s’étend, il se rapproche, il enfle gigantesquement…

La chaise sur laquelle j’étais assis est déjà aussi grande que la Place Erzsébet. Son dossier forme une véritable paroi rocheuse au-dessus de ma tête.

Combien je peux mesurer ?

Je vais le savoir. Mais comment m’en sortir ? Je cours en tous sens, affolé, sur le siège en cuir. Près du bord, je me cabre, pris de panique : sous mes pieds un abîme béant, comme si je regardais en bas depuis les rochers du Mont Gellért.

Impossible de descendre d’ici.

Fort heureusement une frange de la nappe touche l’accoudoir. Je grimpe sur l’accoudoir, je saisis cette corde de gréement - quel bonheur d’être bon en gymnastique.

En quelques minutes j’atteins le dessus du bureau. Je cours et je regarde autour de moi.

Une immense bâtisse de forme rectangulaire, grande comme une maison. Chapeautée d’une coupole, des  parois latérales vitrées, une plaque miroitante noire à l’intérieur. À côté d’elle une barre de vingt mètres, avec à son bout un dard en forme de plume.

Ce dard m’aide à reconnaître le bâtiment. Mais c’est mon encrier !

Les dimensions relatives de la plume et de l’encrier me permettent bientôt de constater à quel point je me suis rétréci.

J’ai à peu près la taille d’une mouche domestique bien nourrie.

Au demeurant je tiens debout - je me regarde dans la vitre de l’encrier. Je n’ai pas changé d’aspect extérieur. Je suis toujours le même, en minuscule ! Mon visage, mes yeux, mes bras, mes jambes, je les reconnais tous - et je porte bizarrement les mêmes vêtements, ils ont rétréci avec moi.

Mon aspect extérieur n’a pas changé - je suis probablement le même à l’intérieur aussi.

Mais les proportions !

Et que va-t-il se passer maintenant ?

Je m’installe en méditant sur un mégot de cigarette que tantôt, une heure auparavant, j’ai placé sur le bureau. Je me pose et je balance les jambes.

À vingt pas de moi une grosse masse parallélépipédique. Ah oui, le livre que je lisais… Voici un champ tout blanc… Voyons… Je le parcours… Je suis arrêté par une lettre A de la taille d’un homme. Bien sûr, le manuscrit sur lequel j’étais en train de travailler…

C’est cela qui sera un peu difficile dans l’avenir, l’écriture.

Où est le typographe qui saura lire mes lettres, même sous la loupe la plus forte - je ne peux quand même pas exiger que toutes les rédactions disposent d’un microscope pour me faire plaisir.

Mais après tout - en y réfléchissant - suis-je vraiment obligé d’écrire ?

Voyons un peu.

Si je n’en fais pas une question de morale ou de conscience - qui a le temps pour cela en ces temps économiques difficiles ? - Je n’ai aucune raison particulièrement pressante de me soucier du problème immédiat de ma subsistance.

Je dispose en ce moment d’une fortune de cent trente-sept pengös et cinquante fillérs.

Mon cœur s’arrête presque de battre à l’idée d’être subitement devenu si fortuné - sous ma forme actuelle.

Pensez.

Faisons vite un rapide calcul budgétaire.

Pour ma nourriture - scientifiquement parlant - à la place d’une nourriture quotidienne de deux mille calories, je n’aurai besoin que de moins d’un millième environ de cette quantité. De trois quarts de calories.

Un morceau de sucre suffira pour deux ou trois mois. Un dé à coudre de lait, pour la même durée. Si j’achète un fromage des Trappistes entier (cela coûte quelques pengös), mes besoins en protéines seront couverts jusqu’à la fin de mes jours.

Faites le calcul, combien coûtera mon entretien annuel. Trois ou quatre pengös me suffiront pour vivre comme Lucullus, jusqu’à ma mort.

Et le reste ?

Le coût du chauffage sera ridiculement minime. La chaleur d’une seule allumette suffira pour une journée. Celle d’un boulet de charbon pour un mois.

Imaginez la facture du gaz ! Pendant des mois je ne consommerai pas suffisamment de gaz pour justifier les frais d’envoi de la facture.

L’éclairage ? L’électricité ? Le faisceau de lumière entrant par le trou de la serrure suffira pour dorer mon existence.

Je n’aurai plus jamais à payer nulle part un droit d’entrée. Qu’on essaye de m’empêcher de me faufiler dans une salle affichant complet, ou de me faire une place dans la société la plus fermée !

Je voyagerai gratuitement n’importe où, la Rolls-Royce hors de prix, l’express, le Zeppelin ; il n’y a pas d’endroit où je ne pourrai pas me cacher en première classe, dans le pire des cas, si les gens ne m’emmènent pas de bon gré, dans la poche de leur gilet.

J’aurai quelques difficultés pour me vêtir - ce n’est pas tellement le tissu qui posera des problèmes (les chutes suffiraient pour me confectionner une garde-robe complète), que plutôt la coupe. J’ai vaguement entendu parler d’un micromanipulateur, inventé récemment pour découper des bacilles, mais je doute que je trouverai le tailleur capable de s’en servir.

Que faut-il d’autre ?

Je n’ai pas besoin de logement, je n’ai aucune exigence en matière de mobilier - je me ferai des amis chez les abeilles ou les fourmis, elles auront toujours une cellule où je pourrai me terrer.

Et l’amour ?

Allons, allons - les femmes se ficheront bien de mon aspect extérieur dès qu’elles apprendront à quel point je suis riche. Et la noblesse de l’âme, qu’est-ce que vous en faites ? Elles diront, les yeux baissés : tu sais, ma chérie, il n’est peut-être pas d’une si belle taille que ton Jenő, mais il a un si grand cœur… Et comme il m’adore, si tu savais…

En homme riche indépendant, j’irai loin dans ma profession.

Si je n’ai plus à travailler, à négocier, à m’humilier, petit à petit je deviendrai objet du respect général, j’aurai ainsi le temps de m’occuper des affaires publiques.

J’ai l’impression qu’il est grand temps que je choisisse la carrière politique.

 

Pesti Napló, 27 octobre 1929.

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