Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Ainsi vous pleurez
NOYÉ DANS SES LARMES
Film parlant délirant depuis les profondeurs du cœur humain
Pleuré par : Singsing la main à la
poche,
Expert en larmes et sanglographe
Brevet américain !
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Déclaration
Je soussigné ai chimiquement examiné le film qui m’a été
proposé, l’ai fait passer par une oreille et sortir par l’autre, et l’ai trouvé
propre, sous tous rapports, à l’objectif souhaité. La matière du film est un
extrait de sac de larmes de singe stérile, qui à l’exception d’un distillat de
sang d’enfant ne contient que des substances inoffensives (acide chlorhydrique,
pierre tombale, sirolin[1]). C’est un agréable purgatif de premier
rang pour larmes, y compris en cas de constipation lacrymale obstinée. Pendant que
vous dormez, il fait son effet, et au moment de votre réveil vous ressentez un
agréable soulagement lacrymal. Il a été expérimenté sur des parricides, sur des
directeurs de théâtre, et même sur des exécuteurs fiscaux. On peut le
recommander chaleureusement dans des cas chroniques. Mode d’emploi : deux
cents à trois cents mètres toutes les demi-heures, dilué dans un doux
accompagnement musical. Un prospectus en langue vernaculaire est joint. Qui
n’en veut pas qu’il aille chercher sa musique ailleurs.
Dr. Pingpong Pleur
Commandant en chef de la flotte
1 Bouchée Depain, le très populaire ogre à gifler arrive directement
de la prison de Singsing, où il a passé vingt années
à cause d’un franchissement interdit de pelouse qu’il a assumé, alors que le
délit n’était pas commis par lui mais par son épouse, née Rosina Vilaine,
sans raison, juste par bravade.
2 Trois orphelins
abandonnés sont en pleurs, dans un local désert, obscurci expressément à cette
fin. Le local est tellement abandonné qu’il est policièrement interdit à
quiconque d’y séjourner dans un périmètre de huit kilomètres. En ce qui
concerne l’obscurité, elle est assurée par huit
machines assombrissantes ; l’état d’orphelin des
enfants est attesté par des documents authentiques, projetés séparément.
3 Leur mère,
dehors au bar où elle se livre à la débauche et au luxe, pendant qu’elle
croasse et vrombit à la nouvelle que son mari, Bouchée Depain
a passé toute la nuit à faire des heures supplémentaires. En effet, à l’office
de giflement où contre une modeste rémunération il se
fait gifler pour que ses enfants et son épouse aient de quoi mettre dans leur
champagne, pendant que son épouse le trompe avec un jardin botanique et une
pépinière.
4 Le petit Troisorphelin, fondu en une seule personne, erre dehors
dans le vent et sous la pluie dans le cimetière, pour entrevoir son père un
instant quand entre deux gifles celui-ci fait un saut pour le voir et lui
chanter le chant populaire breton qui commence par Ciné tu dors, ton moulin, ton moulin va trop vite, que l’enfant
apprécie énormément depuis deux mois avant sa naissance, au point qu’il demande
à son père de le lui chanter à chaque tremblement de terre ou éclipse de
Soleil, ou encore en période d’épidémie de choléra.
5 Rosina Vilaine, après s’être mise d’accord avec le
directeur de la carrière chez qui elle fait empierrer son cœur pour qu’il
devienne un peu plus dur, attrape le petit Troisorphelin,
et pendant que Bouchée Depain couve un œuf de
marbre pour paner des morceaux de poulet pour son enfant, elle saute à bord
d’un avion avec le beau comte, pendant que l’enfant pendouille en l’air, son
oreille accrochée à un bout de ficelle, sous l’avion. Quelqu’un en informe
Bouchée Depain ; celui-ci veut chevaucher
une tourterelle pour les rattraper, mais la tourterelle le gifle brutalement,
alors il part à pied, en sautillant péniblement vers le haut à petites
enjambées. Enfin, il les rattrape à cinq mille mètres d’altitude, mais déjà
l’enfant a été empoisonné par le fil à coudre accroché à son oreille et pend désormais
sans vie. Bouchée Depain saisit l’enfant et avec
la permission d’un pédiatre volant par-là chante pour lui d’une voix de souris
jusqu’à ce que le fil se casse et tous les deux dégringolent ensemble. Pour que
l’enfant mourant ne se rende pas compte de leur chute, le père en dégringolade
fait semblant de ne pas tomber, mais fait comme s’ils étaient assis à la
veillée de Noël devant la cheminée de l’asile de nuit. Dans ce but il lui
chante encore vite Ciné tu dors, sans
même cesser de chanter quand il est empalé sur la pointe de la Tour Eiffel
sur laquelle il est tombé. C’est seulement quand le président ouvre le banquet
organisé pour le vingtième anniversaire de la mort par épuisement du pauvre
petit Troisorphelin que le malheureux père se met à
marcher à pas titubants, dans une semi-inconscience, pendant que la
Tour Eiffel dépasse de son dos telle une lance.
6 Bouchée Depain retourne à l’office de giflement,
où des mains participatives se remettent à le gifler, pendant qu’il embrasse chaleureusement
le poêle brûlant. Par chance arrive le commandant de la flotte et au nom de
l’armée américaine il engage notre héros en qualité de grenade lacrymogène en
prévision de la guerre suivante, ou alors pour un film parlant.
Színházi Élet, 1929, n°44