Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Quatre, cinq, six
Progression
mathématique de cinquante chevaux, performance record en un demi-acte,
six cents kilomètres à l’heure mesurés avec un
chronomètre agréé. L’a passée :
Molnár S.A. L’a surpassée : personne
jusqu’à présent. L’a comptée :
l’office des chiffres. L’a surcomptée :
ma modeste personne.
ORRISON (directeur-auteur-général
des Régies Dramatiques Internationales et Décorticage de Riz SA
GMBH. Il est assis derrière son bureau. Il téléphone. Il
sténographie. Il gère. Il met en scène. À droite
une scène électrifiée. À gauche une salle
artificielle pour les spectateurs, dans les fauteuils du public en béton
chauffable pas les pieds, mécanisme
d’applaudissement, sismographe. Chaise, table, aspirateur, appareil de
happy end.)
RHEINHARDT (en bon secrétaire, il se plie pour
saluer) : À votre disposition, Monsieur le Directeur-Auteur.
MORRISON : Écoutez,
mon cher Miksa. Une dépêche pour
l’Amérique. Trois contrats, des bouffonneries de type moyen, sans
rien, depuis Berlin. Agent chinois, quatre-vingt-dix mille. Alfred Kerr envoie
une critique en Afrique du Sud. Six pour cent à l’achat,
quatre et demi depuis New York. La production de l’année
dernière sous conditionnement français, réadaptée,
le mari ne l’apprendra pas. La même chose pour la Norvège,
avec des noms suédois, le mari l’apprendra. Stop. Vous conduirez
l’usine pendant deux semaines. Je veux me reposer. Je ne veux pas voir
d’acteurs, ni de directeurs de théâtre.
J’écrirai des poèmes à la terrasse du Café
Simplon, pour Nyugat.
RHEINHARDT : Et
qu’est-ce qu’on fait de Milán ?
MORRISON : Le
fils mineur de mon grand ami, le grand trust américain de
théâtre, en visite chez nous ? Que voulez-vous qu’on en
fasse ?
RHEINHARDT : Il
souhaite parler avec vous, Monsieur le Directeur-Auteur-Général.
MORRISON : Qu’il
entre. Vous pouvez disposer. Stop.
MILÁN (jeune homme aux joues roses.)
MORRISON : Qu’y
a-t-il, mon cher Milán ?
MILÁN : Mon
père va arriver dans une heure. Je vous dois un aveu.
MORRISON : Vous
ne vous êtes tout de même pas marié ?
MILÁN :
C’est plus grave. J’ai accepté pour représentation
l’œuvre d’un auteur dramatique secret inconnu.
MORRISON (retombe dans sa chaise) : Malheureux !
Et votre père dont l’arrivée est imminente !... Quand
il l’apprendra… (Angoissé.)
De quoi parle cette pièce ?
MILÁN (reste muet.)
MORRISON : Je
crains le pire. Jalousie ?
MILÁN : Plus
bas.
MORRISON : Guerre
mondiale ?
MILÁN : Plus
bas.
MORRISON : Problème
de ménage ?
MILÁN : Plus
bas.
MORRISON : Tendances
politiques ?
MILÁN : Plus
bas.
MORRISON : Rédemption
du monde ?
MILÁN : Plus
bas.
MORRISON : Chute
du héros tragique ?
MILÁN : Plus
haut.
MORRISON : Seigneur.
Un amour idéal, désintéressé ?
MILÁN : Stop.
MORRISON (fait les cent pas) : C’est
ce que je craignais. C’est terrifiant. Si votre père
l’apprend, c’en est fini du projet du grand trust – je peux
fermer boutique. Il est urgent d’agir. (Il réfléchit.) Impossible de résilier ?
MILÁN : L’auteur
est mort de faim ce matin.
MORRISON : C’est
ennuyeux. Alors on est obligé de monter la pièce.
MILÁN (heureux) : N’est-ce
pas ?
MORRISON : Bouclez-la.
Nous monterons la pièce. Votre père arrive dans une heure. J’ai
donc une heure pour transformer votre sujet en une pièce telle que votre
père, Monsieur le Directeur Général Publicum
en soit enchanté. On dispose d’une heure. Faites-moi confiance.
Envoyez-moi le thème.
MILÁN : À
l’instant. (Il sort.)
LE THÈME (entre boudeusement.)
MORRISON : Allongez-vous !
Qu’est-ce que vous êtes ?
LE THÈME (rayonnant) :
Je suis l’amour idéal désintéressé. Une jeune
fille riche et belle tombe amoureuse d’un garçon pauvre ordinaire
et l’épouse. Cinq actes, en vers, un rôle pour Oszkár
Beregi[1]. Un vrai
Roméo… Mon titre : Véritable Amour.
MORRISON : Bouclez-la.
Quelle horreur. Alors. Maintenant vous allez monter sur cette scène,
compris ? (il désigne la
scène tournante électrique) et vous n’ouvrez pas la
bouche avant que je ne vous le demande. (Au
téléphone.) Allô ! Allô !... Passez-moi
la section farce !... Merci !... Monsieur le Chef de
Section ?... Que tout le monde reste à sa place !... Je veux
cinquante blagues, bonne qualité, peu usagées. Trois originales.
Merci. Allô ! Passez-moi Monsieur le Critique en Chef de la section
de qualification… Allô, c’est vous, Salgó ?!...
Je veux dans les dix minutes une théorie de maintien en bon état,
stipulant que la tragédie est en réalité une
comédie et la comédie est en réalité une
tragédie… Merci. Allô… Il me faut deux drames et demi
de sagesse résignée, cinquante grammes de cynisme, vingt grammes
de sensiblerie… Téléphonez à la section technique,
qu’ils m’envoient trois bonnes tournures, roulements en acier, en
acier pour que la chose ne s’approfondisse pas trop… Merci.
Allô !... Sur le champ… En outre un bon rasoir, un
taille-avoine, deux pipes de bruyère, un photographe, un reporter de la
police, un kangourou, deux héroïques soldats de quarante-huit et
qu’on branche le chauffage électrique de la salle. Merci. (Il repose le combiné,
rêveusement.) Mon maître, Brillat-Savarin, aimait se vanter et
dire qu’il savait préparer une semelle de chaussure dans sa
cuisine de façon à oser la servir à la cour.
Courage ! En avant, les soldats ! (Au téléphone.) Allô ! Je demande le petit Móric ! (Il
pose le combiné. Vers le Thème.)
Déshabillez-vous ! Ôtez les cinq actes, les crises
intérieures, la motivation psychologique, l’évolution du
caractère, le noyau tragique – défaites les pieds des
vers ! Très bien… Qu’est-ce que c’est,
là-bas ? Je vois là, latéralement, un résidu
de pensée de probabilité… Jetez-moi ça !
LE THÈME (pleurniche) :
Que vais-je devenir ? Je n’ai plus aucun sens. Je ne viendrais pas
à l’esprit même d’un enfant de CE1.
MORRISON : C’est
ce qu’il me faut. (Vers le petit Móric qui entre.) Petit Móric,
est-ce que vous voyez ce thème ?
PETIT MÓRIC : Je le vois.
MORRISON : Bien.
Maintenant imaginez-le tel que le public imaginera qu’il sera quand il
saura que c’est moi qui l’ai fait.
PETIT MÓRIC (après
une imagination d’une demi-minute) : J’y suis.
MORRISON : Très
bien. Alors ?
PETIT MÓRIC : Un acte. La jeune fille riche est
idiote. Le garçon pauvre est malhonnête. Le père est homme
à tout faire. En une demi-heure, de la fille il fait un garçon,
du garçon il fait une fille, rien ne cloche, ils peuvent
s’épouser, de toute façon ils se tromperont.
MORRISON : Bravo !
Le titre ?
PETIT MÓRIC : Changé, passé,
c’est-à-dire non-sens.
LE THÈME (sanglote) :
Oh, l’amour éternel !
MORRISON : Bouclez-la !
Ces messieurs sont-ils arrivés ?
(Les
experts appelés par téléphone entre les uns
derrière les autres. Ils s’attaquent au Thème. Ils lui
injectent une cinquantaine de blagues. Le critique principal écrit son
article à l’avance, affirmant que c’est la seule solution
imaginable du thème, puisque la tragédie est une comédie
et la comédie est une tragédie, et que cette pièce est une
sorcière. Avec trois tournures moulantes ils désenchantent la
jeune fille du garçon, le garçon de la fille, le père de
la mère, la mère du père, l’homme de Dieu et Dieu de
l’homme.)
MORRISON : Merci.
Ces messieurs peuvent se retirer. Vous avez le rasoir ?
LE BARBIER (avance) :
Tenez, le voici.
MORRISON : Relevez
un peu le Thème. Voilà. Pas trop haut. Merci. Maintenant
passez-lui le rasoir en dessous, là, au flanc de l’intrigue.
Maintenant relâchez-le, sur son fil. (Ils
s’exécutent.) Ça va. Maintenant tout le dialogue danse
sur le fil du rasoir. (Au Thème.)
Dansez ! (Le Thème danse.)
Action, on enregistre !
LE TAILLE-CRAYON : Vous
m’avez demandé, Monsieur le
Directeur-Auteur-Général ?
MORRISON : Taillez
la pointe ! (Il
s’exécute.)
LE REPORTER : Et moi, Monsieur le
Directeur-Auteur-Général ?
MORRISON : Un
reportage pour demain (il désigne
du doigt les soldats de 48) relatant que ces deux soldats se trouvaient par
hasard à la lecture de la pièce, ils sanglotaient à
chaudes larmes et ont déclaré que depuis la bataille de Isaszeg ils n’en ont jamais fumé de pareilles.
Apportez-moi les pipes ! Enregistrez !
LE KANGOUROU : Et moi,
qu’est-ce que je deviens là-dedans ?
MORRISON (mystérieux) : Ça,
on verra dans une prochaine pièce. (Il
tape dans ses mains.) Électricité dans la salle ! (La salle s’éclaire, la
pièce danse, le public applaudit.) Voilà !
LE SECRÉTAIRE : Monsieur
le Directeur-Auteur-Général – le public du monde entier
vous appartient !
MORRISON : Oui…
J’en suis fier… (Doucement.)
J’en suis fier…
Színházi
Élet, n°46, 1929.