Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Quelle idée ! – cria en rougissant le jeune poète enthousiaste, et il sursauta. – Je refuse votre offre au nom de mon honneur immaculé d’artiste !

- Je vous en prie, c’est à vous de voir – acquiesça le directeur de la firme avec un fin sourire. – Après tout il s’agissait simplement que vous placiez une phrase… une rime dans ce poème… à propos de cet article en caoutchouc… Vous êtes encore très jeune. Vous réaliserez bien un jour la différence qu’il y a entre cinq pengoes et cinq cents pengoes. Si je suis bien renseigné, vous touchez actuellement cinq pengoes pour un poème, n’est-ce pas.

- Je comprends. Et j’en toucherais cinq cents, si je trouvais le moyen de placer habilement dans le poème la louange de votre célèbre pneu. Comment osez-vous supposer que moi, pour de l’argent, je mettrais la pureté de ma muse au service d’articles publicitaires ?!

- Je n’ai pas l’honneur de connaître votre muse éthérée. Je peux vous assurer en revanche que d’autres muses de premier rang, en tout cas plus populaires que la vôtre, se sont déjà battues dans ce bureau pour accéder à nos faveurs. Loin de moi l’intention d’évoquer ici des noms, mais… vous seriez étonné d’apprendre combien de travaux artistiques… objets de votre enthousiasme, sont nés en réalité en tant que propagandes publicitaires d’articles industriels. Il ne faut pas mépriser la réclame. Elle peut être autant source d’inspiration que votre muse maigre et famélique. D’après Wells la réclame, dans un sens plus élevé, est en réalité un mouvement éclairant, une éducation populaire, la révolution de l’époque. Je ne veux en aucun cas vous forcer, prenez vingt-quatre heures pour réfléchir. Je mets de côté jusqu’à demain le montant que je destinais au demeurant à un de nos écrivains très populaire. Je vous salue bien bas. Je reste à votre disposition.

En descendant les escaliers il se cassa la tête sur l’identité de cet écrivain populaire… qui pouvait-il être ?

Fatigué, affamé, il se jeta sur son gris lit de fer. L’entretien ne cessait pas de le tourmenter.

Et pourquoi pas ?

Culture et civilisation ont toujours été comme chien et chat depuis le début des temps. Transports, compétition, commerce… celui qui mettait son talent au service de ces choses-là, tirait toujours son épingle du jeu. La pureté du travail artistique !... Le succès !... Ça laisse crever de faim… Et Léonardo… et Michel-Ange… n’ont-ils pas travaillé sur commande, eux ?... pour vanter avec leurs chefs-d’œuvre le programme politique fastueux des Borgia ?...

Mais alors… comment ont pu résister à la tentation… certains écrivains, pour leurs idéaux littéraires… les Grands ?

Ou peut-être…

C’est peut-être lui qui était naïf quand il croyait qu’ils ont résisté ?

Il fut comme foudroyé.

Certaines allusions étranges du patron de la Firme lui revinrent à l’esprit : … il serait étonné s’il apprenait que…

Mais quoi, pour l’amour du ciel ?... Quel secret se dissimule derrière tout cela ?

Et alors le patron lui apparaît là, assis à l’autre table dans la pénombre de sa chambre. Il l’observe de son indulgence ironique. Une cigarette onéreuse entre les doigts – il lui tend son étui en or, il lui en offre. Il porte sur lui quelque chose de bizarre, de laid… une sorte de gilet tricoté, tissé de fils d’or… Et ses pieds… ils étincellent… des chaussures vernies ou des sabots de cheval ? En tout cas il parle…c’est audible à travers le brouillard… ça endort… ou ça réveille… pour un beau matin… radieux d’argent… d’ivresse… de femmes…

Mais que dit-il ? Il faudrait l’écouter.

- Vous n’êtes qu’un petit bêta. Je vais vous dire la vérité. Mais ne la répétez pas.

… vous ne comprenez donc pas ? Tout le monde a fait cela. Même les Grands.

… toute la littérature… n’est qu’une grande réclame… vous n’avez pas compris ?... Et non seulement la littérature… le monde entier… en six jours… mais laissons cela ! Moi j’étais présent quand le contrat a été signé… je ne veux pas divulguer quelle firme y avait son intérêt… à ce que le système solaire… le globe terrestre… et toutes ces choses… N’avez-vous pas remarqué que même les animaux et les plantes… alors ? quels articles industriels rappellent-ils ? Le chant du coq par exemple… cocorico… hein, qu’en pensez-vous ?

… bon, bon… vous vous intéressez à la littérature. Va pour la littérature. Mais je vais vous dévoiler la vérité… moi j’étais présent…

… Sachez-le !... Prenons n’importe quel exemple… Othello, ça vous plaît tant que ça ?! Hum. Ce Shakespeare était un garçon débrouillard, ce n’est pas faux… Dommage qu’il ne vive plus. Je me ferais un plaisir de le faire travailler. Il a touché de jolies sommes de l’usine de lames de Tolède… Ne vous rappelez-vous pas cette phrase : « Un acier espagnol trempé dans la glace… » Quand il se tue ? Et bien sachez : c’est pour cette phrase qu’il a écrit toute la pièce.

… Homère ? Ho-ho, quel enfant vous êtes ! Vous ne vous êtes jamais demandé avec qui il s’était mis d’accord avant d’inventer la fable de la belle Hélène ? Bien sûr vous êtes trop jeune, vous ne vous rappelez pas la société anonyme hellène-phénicienne de cosmétiques… j’ai été un de ses directeurs. Pâris… qui selon la légende l’a enlevée… à cause de ses beaux yeux… était un dirigeant chez nous. Cela a valu le coup, sous l’impact de l’épopée toutes les femmes ont adopté nos produits.

… Comment ? Dante ? Le plus débrouillard de tous. Il a contracté avec plusieurs firmes en même temps. Ça vous revient ? « Au milieu du chemin de notre vie… car la voie droite était perdue… » C’était au temps de l’invention de la boussole – à votre avis, un peu de réclame était-elle superflue ? Si vous disposiez d’une boussole de chez Diaz, vous n’iriez pas en enfer – c’est l’idée qui se cache derrière. Ou prenons la porte, la porte de l’enfer – par laquelle on ne peut pas sortir, on ne peut qu’entrer ? Bien sûr, je veux bien le croire ! Puisqu’elle est équipée d’une fameuse serrure, livrée en ce temps-là par la franco-italienne SMBH…

… Goethe ?... Faust ?... Allons ! Pensez à Voronoff… aux cures de jouvence… vous croyez que de telles firmes n’existaient pas en ce temps-là… Werther ?!... Eh bien !... Le pâle jeune homme sous la lune descendante ?...  Oui, oui, la lune descendante… ça ne vous rappelle rien ?... Ce n’était que la réclame d’un produit amaigrissant… qui faisait maigrir même la lune… Oh, quels excellents auteurs publicitaires ils étaient !...

… Madách ?... Vörösmarty ?... « Qu’il tourne dans son jus amer… » À votre avis, pourquoi tourne-t-il si facilement ? Devinez !...

*

Mais il n’en arriva pas là. Il se réveilla en sueur – le Soleil brillait déjà largement dans le ciel.

Le Soleil ?!...

C’est l’idée publicitaire de quelle firme d’ampoule électrique, cette grosse boule lumineuse, là-haut dans le ciel ?

Avons-nous déjà vu des nuages là-haut, formant les lettres d’une société ?

Il sauta de son lit et courut voir le directeur.

 

Pesti Napló, 30 octobre 1929

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