Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ernŐ osvÁt
Ernő Osvát[1], qui cinq minutes après la mort du
dernier membre de sa famille s’est tiré une balle dans le
cœur et a rendu l’âme, a souhaité dans son testament
qu’on ne fasse pas de discours autour de son cercueil.
Un suicidé est expédié
brièvement même par le prêtre. L’église
qualifie le suicide de péché, le soldat, lui, dans une situation
donnée, s’il s’agit de choisir entre honneur et
déshonneur, le considère comme son devoir ; l’hommage
qu’ils rendent l’un et l’autre est muet.
En Ernő Osvát, quant à son caractère et sa
vocation, il y avait un peu du prêtre et un peu du soldat. Devant la cour
martiale des combattants de la Pensée il doit seulement justifier
qu’il n’avait pas d’autre issue s’il ne voulait pas
trahir le drapeau – une défense lui sera en revanche
nécessaire devant l’église de la Pensée pour ce
qu’il a fait.
Qu’il me soit permis d’assumer
ici à sa place et sa défense, et sa justification – les
deux ensemble permettront de mettre au jour que c’était un homme
pur et vrai, bon soldat et bon prêtre, et s’il devait mourir ainsi,
ce n’est pas en lui qu’il faut en chercher la cause, mais dans les
circonstances extérieures, et la défense ne sera plus une
défense mais un réquisitoire et une confrontation.
Il y a quelques années un petit
livre a paru sur Ernő Osvát.
Presque tous les membres de l’aristocratie de l’esprit hongrois
combattant et constructif ont exprimé ce qu’ils pensaient de lui.
La noblesse, le raffinement de son esprit et de ses objectifs, son talent, y
étaient éclairés sous une lumière cent fois
différente – il en ressortait unanimement qu’il ne pouvait
pas y avoir un accoucheur, éducateur, protecteur et orienteur plus
talentueux de l’âge des lumières passées de la
littérature hongroise ; certains le comparaient à Kazinczy[2], et il ne s’en est pas trouvé
un seul du camp des adversaires pour les réfuter de manière
acceptable. Pas l’ombre d’une dispute ne pouvait germer sur la
pureté immaculée de son éthique.
Pour moi qui ne compte pas relater une
histoire de la littérature mais le destin d’un homme, un seul
trait émerge de tout cela aujourd’hui. C’était un
cœur et un esprit raffiné, noble, un penseur et un analyste
né, une mémoire infaillible, un goût exquis,
cultivé, une imagination bouillonnante – autant de qualités
qui sont les conditions nécessaires pour une pertinence du jugement des
manifestations de la vie intellectuelle. Ceci pour dire qu’un tel homme
est forcément moral – que la
compétence concernant les manifestations de la vie intellectuelle vaut
compétence concernant la vie – que celui qui est juge des
pensées et des passions a vocation de juger des événements
et des actes, et non celui qui, s’il veut agir, a pour unique souci de
savoir : puis-je le faire ou ne
puis-je pas le faire, mais celui qui se pose la question ainsi : le ferai-je ou ne le ferai-je pas ?
Car le profane incompétent doit
enfin comprendre ceci (même si cela lui est difficile) : pour une
âme bien née, l’art ne
signifie pas que l’individu aime la belle poésie, la musique,
le théâtre, la peinture et la sculpture, et qu’il
"tente d’en faire un peu lui-même", à
l’instar de l’homme ordinaire qui est à l’affût
des belles femmes, des bons plats, de la belle vie, des chevaux, des enfants ou
du temps ensoleillé.
Un homme né avec esprit (comme
probablement l’artiste lui-même) n’a pas une relation aussi
confortable avec l’art.
Le profane va s’en étonner, et
pourtant je l’assure qu’il y a bien eu et qu’il y a de grands
artistes qui n’aiment pas du tout l’art.
Tout comme il peut exister qu’un
homme n’aime pas, mettons, ses pieds ou ses mains, son propre visage, ou
plus encore un de ses organes intérieurs, son cœur ou son cerveau,
si ceux-ci sont source de douleur.
Il ne les aime pas, il aimerait les
remplacer – mais que faire ? Il a reçu ce cœur et ce
cerveau, il est contraint de palpiter et de penser avec eux, avec ce cœur
et ce cerveau surdimensionné qui ne peuvent battre et sentir que si
fort, cela fait mal.
Mais, tout comme il serait incorrect de
dire qu’un poète est poète parce qu’il aime les beaux
poèmes (il y a eu de grands poètes qui ne les aimaient pas du
tout) – il serait tout aussi incorrect et superficiel d’imaginer
l’homme de l’Esprit et de la Compétence comme un
récipiendaire de cet esprit et de cette compétence en cadeau
spécial qui, s’il les perd ou s’il n’en use pas, cesse
simplement d’être un homme d’esprit et de compétence
et continue de vivre la vie des hommes ordinaires.
Hélas, ce n’est pas aussi
simple.
Esprit et compétence ne signifient
pas hélas que je peux penser
et juger, mais cela signifie que je suis
obligé de penser et de juger, même si la pensée
reflète ma propre vie dans l’objet de cette pensée, et le
jugement m’est défavorable.
Pour Ernő Osvát la pensée artistique et
esthétique était de plus une impulsion tout aussi fondamentale et
déterminante de la vie que le sont pour un autre les circonstances
extérieures ou le désir de la réussite.
Savoir si un poème ou une
pensée ou une critique est beau ou n’est pas beau, est bon ou
n’est pas bon, vaut la peine ou ne vaut pas la peine, valait parfois le
problème de savoir si la vie est belle, si elle est bonne, si elle vaut
la peine, de la même façon que dans ce poème ou cette
pensée ou cette critique le contenu et la forme extérieure sont
équivalents.
Lui, il interprétait la
pensée et l’œuvre de l’imagination de l’unique
manière imaginable : littéralement. Littéralement,
c’est-à-dire en les projetant sur la réalité.
Et comme il aspirait au bon et au beau
comme tout homme – de l’expérience que l’imagerie de
ce temps n’est pas belle et sa pensée n’est pas bonne, il
est venu à la conclusion qu’il n’est pas beau et qu’il
n’est pas bon de vivre en cette époque.
C’est pourquoi il s’est
donné la mort.
Non parce que sa femme est morte et sa
fille est morte, qu’il était malade et qu’il était
dans la misère. Ce n’était que des signes, des rappels.
Sa vie était une vie consciente,
ferme et résolue. Il était croyant
au sens le plus archaïque du terme. Et comme sa vie était la foi et
les actes, avec sa mort aussi il a fait acte de foi – le coup de revolver
qui, le matin, a tiré de son sommeil le petit appartement de la rue
Aréna était un message et un signe aux vivants,
de la même façon que, encouragé par lui, j’ai
écrit un jour : « ne vous attachez pas à la vie,
attachez-vous au contenu de la vie
– si ce contenu devient impossible, la vie n’a plus de
sens ».
Le sens de sa vie était les soins
portés à la pensée pure, fertile et la défense de
l’imagination créatrice de vie – c’était un
combat sous la bannière du noble humanisme, contre les barbares et les
païens, une tour de guet à la porte de nouvelles migrations des
peuples, d’une nouvelle offensive des Tatars. Il avait baptisé
cette tour de guet Nyugat,
l’Occident – que pensez-vous, pourquoi fallait-il l’appeler ainsi, ici, dans l’est de
l’Europe, près de l’Asie ? C’est parce
qu’elle l’était, le même dernier bastion depuis lequel
les Hunyadi se battirent durant un demi-siècle pour retenir le flot des
Ottomans. Paris, Berlin et Londres peuvent, elles, protégées de
murailles, faire des coquetteries au fantôme d’Asie et
d’Afrique – pour nous ce fantôme a de tout temps été
une réalité tangible, une attaque vivante tapant à nos
portes et fenêtres : nous devions être plus Européens
que l’Europe si nous ne voulions pas retomber dans le marécage des
étangs clapoteux, profonds de Meotis[3].
Ernő Osvát
savait parfaitement cela et il a défendu la tour aussi longtemps que
cela lui a été possible.
Puis ce n’était plus possible.
Ce n’était plus possible parce
que l’armée de la défense s’était
disloquée, et la maladie la plus dangereuse des châteaux
assiégés s’est déclarée.
Les soldats du rang révoltés,
autrefois fidèles hérauts et défenseurs de
l’idéal – les journalistes et l’opinion publique
orientée par les médias ont abandonné le corps des
officiers : le croisé de l’Idéal, les chevaliers de
l’Europe.
L’écrivain, le poète
n’a jamais possédé de biens dans ce pays. Mais il avait son
honneur et il avait du crédit.
Maintenant il a aussi perdu cela : on
lui a arraché les galons de son col.
La révolution a
éclaté, et le prolétaire de l’intellect a fait
irruption, en rigolant, hurlant des chants grossiers et vulgaires, entre les murs sacrés où,
d’après Petőfi, on peut entrer pieds nus mais on ne doit pas
entrer sans un bouquet de fleurs.
Le Néant de l’Esprit, le
Néant du Savoir-faire, agissait depuis longtemps et tirait la langue
– il raillait secrètement l’élu de l’esprit
tout en reconnaissant encore sa supériorité, et tentait
plutôt de s’y conformer, sentant à quel point il
était insignifiant sans lui.
Vint ensuite la scission en deux de la
culture hongroise.
Profitant du désordre, une partie de
la caste des journalistes a simplement abandonné le drapeau, s’est
alliée à la couche la plus vulgaire, du plus mauvais goût,
la plus attardée de la petite bourgeoisie et, s’abritant
derrière ses bastions, elle s’est lancée dans une bataille
stupide contre "le goût occidental". Non par le haut, au nom de
quelque chose de meilleur –
mais d’en bas et par-derrière, avec les armes les plus abjectes,
les plus misérables – dans le style des vieux journaux de
province, sur un ton que nous croyions disparu depuis longtemps !
L’Incompétence
n’affichait au début qu’un sourire ironique. Puis elle se
fit audacieuse, ressentant derrière elle les applaudissements de la
plèbe. À cause d’elle on ne pouvait plus vivre, parler,
travailler – elle a commencé à parler fort, à
fanfaronner, à s’enorgueillir ouvertement de "son opinion"
stupide, incompétente.
« Mais aux yeux de son
maître, le miteux a craché,
Le disciple insolent, abject,
dégénéré. »[4]
Ernő Osvát
s’est donné la mort mardi.
Lundi soir j’ai croisé un de
ces disciples dans une rédaction.
J’avais rencontré son nom pour
la première fois il y a une quinzaine d’années – par
hasard c’est à moi qu’il avait adressé sa lettre de
candidature dans laquelle il demandait humblement son admission au Parnasse
hongrois.
Aujourd’hui il est le chef de la
rubrique populaire "théâtre" d’un journal
colporté.
Il se permit un ton familier et
malgré toute ma courtoisie j’ai été incapable de
l’empêcher de donner ses bruyants avis sur "nous",
"les Occidentaux" que l’on "ne peut pas comprendre",
et aussi, séparément, de ma modeste personne qui
"n’arrête pas de philosopher".
« Tiens, cet Osvát… »
- dit-il.
Cet Osvát, le lendemain matin a
préféré se donner la mort, mais il n’a pas
abandonné le bateau quand il a senti qu’il était
échoué et qu’il coulait.
Et moi je suis fier que le rat de terre que
je suis comptait parmi ceux qui étaient avec lui sur ce bateau.
Pesti Napló, 3 novembre 1929.