Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Losonc[1], cravate, gitane,
comÉdiens
Journal de bord
Frontière. Les contrôleurs de passeports et
les douaniers hongrois et tchèques parcourent le train ensemble.
C’est d’abord le Hongrois qui pousse la porte, talonné par
l’autre – la cérémonie est rapide, ils ne font aucune
erreur dans l’ordonnancement.
Au dehors les arbres, les nuages et les
oiseaux sont bien moins rigoureux. Le marronnier proche de la gare incline la
tête tantôt vers un pays, tantôt vers l’autre. Les
nuages ne sont guère plus attentifs. Malgré le vieux cumulus
paresseux qui pend là-haut quelque part au milieu, juste au-dessus du
train, et qui rappelle sévèrement les petits nuages enclins
à partir faire l’école buissonnière d’un
côté ou de l’autre, visiblement il examine leur passeport et
vérifie qu’ils ne cachent pas quelque chose dans leur jabot, une
averse, un éclair dangereux, que sais-je encore – manifestement
l’ordre ne règne pas là-haut.
Les fonctionnaires sont prévenants,
hongrois et tchèques, traitent les voyageurs avec courtoisie, pourtant
pour un instant, comme chaque fois lors des actes officiels, je me sens
être un objet que l’on tamponne, enregistre, place dans un tiroir,
comprime dans un dossier – l’odeur d’encre me soulève
le cœur, je suis pris d’une nervosité irrépressible.
Je n’aime pas être une
matière. Même pas matière d’enseignement.
Soirée
littéraire. Contre ce genre de menace je fais en général
tout mon possible, à moitié consciemment, à mes
dépens. Ma soirée d’auteur doit commencer une heure
après mon arrivée, or il s’avère qu’il
n’y a aucun programme, je serai seul pour distraire l’honorable et
avide public, durant deux longues heures.
La tâche me rend nerveux. Rester deux
heures dans la même pose ne paraît pas trop difficile (j’ai
de nombreux confrères en Apollon qui y sont restés toute leur
vie) – et pourtant, mon expérience m’a prouvé que je
n’ai jusqu’à ce jour jamais pu vaincre en moi la
révolte de la contradiction quand la machine à photographier de
l’opinion privée ou publique voulait me fixer dans une de mes
qualités (même si la qualité en question paraissait un
grand honneur). C’est plus fort que moi, je suis un mauvais modèle
pour toute plaque photographique, toile ou peinture, ou toute autre
matière – mon masque mortuaire réussira peut-être
mieux.
Tant pis, il n’y a plus à
reculer, mon nom figure sur les affiches : je dois m’identifier au
monsieur que ce nom représente. Je me décide et je me lance
– mais rien n’y fait : l’inconscient
révolté s’avère plus fort et en m’habillant je
laisse tomber ma seule cravate dans le lavabo.
Le
public. La cravate empruntée échappe à
l’attention du public – il m’accueille avec sourires,
encouragements, un brouhaha aimable et sympathique. Cela me redonne un peu de
courage, tiens, me dis-je ragaillardi, mais ces gens-là m’aiment,
donc pas besoin de prendre une pose. Je me mets vite à parler de tout et
n’importe quoi qui me vient à l’esprit. Cinq minutes plus
tard je réalise avec frayeur que c’est facile, les âneries
coulent de source, je n’y fais même plus attention, c’est un
homme au visage curieux qui attire mon regard, latéralement, au
deuxième rang. L’épithète "excellent
conférencier" me décrit désormais
inévitablement, ce qui est un mensonge bien sûr. De la même
façon je pourrais aussi bien devenir un grand architecte, car un jour
j’ai construit une belle maison avec des cubes, ou un gastronome
émérite pour avoir avalé un jour mon déjeuner avec
grand appétit, ou jouisseur à cause d’une journée de
bonheur et de bonne humeur, ou encore pessimiste maussade car j’ai
souvent été triste ou abattu.
Je commence vite à leur lire une
nouvelle drôle, mais je réalise aussitôt que maintenant je
suis humoriste – j’en sors une autre, celle-ci me transforme
d’un coup en un poète nuageux, méditatif, ce n’est
pas vrai. J’appelle à l’aide le théâtre, foyer
coloré de tous les genres littéraires – le sujet
d’une de mes farces de cabaret me vient à l’esprit, je me
mets à la jouer et je lance un appel au public pour que quelqu’un
vienne comme partenaire. La scène improvisée réussit
plutôt bien, je suis sur le point de m’imaginer que le
théâtre est le bon moyen d’entrer en relation – mais on
me fait savoir que la clé du succès vient de ce que "je suis
un passablement bon comédien".
YMCA.
C’est l’YMCA qui nous accueille, c'est-à-dire la Young Men
Christian Association. De braves jeunes gens cohabitent dans de jolies
maisonnettes avec chauffage central, ils ne boivent pas, ne fument pas et ne
jouent pas aux cartes – ils lisent, ils se distraient et étudient.
Cette institution a son siège aux États-Unis, elle a fait
construire des maisons semblables sur tous les continents, on peut imaginer que
de belles sommes d’argent sont à la disposition de cet objectif
généreux.
Je me demande comment ils ont pu amasser
une telle fortune. Je me rappelle une étude selon laquelle une grande
partie de la fortune des Américains est entre les mains de femmes
– je vois ces femmes devant mes yeux : des dames d’un
âge certain, des veuves de maris tôt disparus dans ce monde de
compétition acharnée. Elles ont hérité de la
fortune, que peuvent-elles en faire ? La jeunesse est derrière
elles, les passions avides appartiennent au passé – elles songent
donc à Dieu, à la philanthropie, à la bienfaisance et
à l’espoir d’un avenir meilleur et plus beau, aux
générations suivantes.
Que Dieu les bénisse.
Autres
riches. Pour déjeuner je suis invité par la famille H. dans
son château – les parents sont absents, je passe du bon temps avec
les trois fils H., nous visitons l’usine, le parc, la palmeraie.
L’aîné est un travailleur assidu, sympathique, toujours de
bonne humeur ; le cadet est rêveur, souvent critique, ironique.
Le benjamin est un jeune homme taciturne
aux cheveux bouclés, aux yeux pleins de feu. Son bras gauche a
été emporté par la guerre mondiale à
l’âge de dix-neuf ans. Je crois deviner que c’est le poète
de la famille, ses frères ne cessent pas de le taquiner à propos
d’amourettes romantiques.
Ce n’est pas un hasard si c’est
lui qui gère le domaine. L’après-midi nous prenons
l’auto pour visiter l’exploitation, nous admirons les belles
étables, les écuries, les champs. Ici il est dans son
élément, il prend le commandement, il s’adresse au porcher,
à l’intendant, avec autorité, les autres ne font que hocher
la tête : oui, Imre est sûr de lui, parfois un peu trop, comme
un chef de guerre. Hein, les vieux, vous n’avez pas vu cette ultima ratio que votre jeune frère
a connu, lui, très tôt – c’est elle qui a fait de lui
et le poète rêveur, et l’homme qui a les pieds sur terre,
digne partenaire et à la fois adversaire de ses
congénères, un parmi les loups, luttant partout, à chaque
instant, pour la survie.
Les
Tsiganes. Sur les coteaux froids, frissonnants, automnaux le brouillard
dégouline, des corneilles s’envolent au passage de notre auto
– un cumulonimbus descend sur les crêtes de Fülek[2].
Des champs courent des deux
côtés dans la pénombre, nulle part une feuille, nulle part
une couleur consolatrice.
Brusquement un feu de camp apparaît
quelque part, non loin de la route. Un groupe bariolé se presse autour
d’un chaudron, quelques tentes dressées, deux canassons
étiques.
Des Tsiganes valaques.
Ils vivent là, dans cet automne
champêtre. N’importe quel animal sauvage veille à se
bâtir un nid plus douillet.
Nous descendons de voiture, nous exposant
à ce qu’ils nous épluchent nos vêtements. Ils nous
accueillent dans un énorme chahut, toute cette masse vivante pleure, se
plaint, supplie, se lamente et en même temps menace –
l’invraisemblable vieille sorcière en lamentations, les splendides
et très sales anges de Murillo sur le sol, la tente, la haridelle, le
chaudron mijotant de la charogne, tous pleurent et gémissent, pleurent
et gémissent la terre sous nos pieds et le nuage là-haut –
mais eux-mêmes sentent que ce chœur de l’au-delà, ce
drame cosmique, "du théâtre de plein air", avec ses
guenilles pittoresques, ce n’est que pure comédie – leurs
yeux échangent un clin d’œil avec les nôtres quand nous
éclatons de rire de ce vacarme infernal ; ils savent aussi ce que
nous savons, qu’ici ce n’est pas le grondement souterrain de la
misère humaine – c’est la légèreté
divine, la liberté inaliénable, réfractaire à toute
concession qui éclate de sa véhémence tapageuse.
Ce n’est pas de sous la trappe, mais
c’est depuis les cintres des nuages effilochés qu’est
manipulée cette maisonnée guerrière.
Voici Carmen devant une des tentes –
elle est belle comme la nuit étoilée, et insouciante comme
l’aurore.
Ses jérémiades
mécaniques redoublent celles des autres, deux marmots jouent à
ses pieds dans la poussière, des amours – mais ses yeux et ses
dents étincellent, elle éclate de rire.
Et lorsqu’un de nous lui adresse une
question drôle, concernant le prix de certaine marchandise inchiffrable
qu’elle possède et qu’elle a le pouvoir d’accorder ou
de refuser – elle baisse les yeux et répond,
mystérieusement et pourtant pleine d’innocence, suffisamment fort
pour que tout le monde puisse l’entendre, son père, sa
mère, son amant et ses enfants : elle établit à cent
couronnes tchèques exactement le tarif de la propriété en
question.
Rimaszombat[3],
théâtre. Nous passons la soirée à Rimaszombat, à une demi-heure de trajet en voiture.
Une nuit noire, aveugle, sans lune et sans étoiles : seuls les
phares de l’auto éclairent l’infinitude, entre les
alignements d’arbres fantomatiques comme des décors de
théâtre.
À Rimaszombat
nous nous garons directement dans la cour du théâtre.
La salle est pleine à craquer, le
rideau monte justement sur La femme se
sauve, avec Mademoiselle Ica Elek dans le
rôle-titre.
C’est la troupe remarquable du
Théâtre de Kassa[4] qui se produit ici pendant deux mois
– puis, pendant deux autres mois à Losonc.
Une troupe permanente de soixante-dix
membres. Ils jouent de la prose et des opérettes, La Tragédie de l’Homme, Le Cercle de Craie, Bánk Bán et Jean
Sans Terre. Une nouvelle répétition chaque jour,
apprentissage des rôles, transport des décors, tout le monde
s’occupe de tout.
Et, mon Dieu, comme ils sont de bonne
humeur et confiants ! Recommencer tout chaque fois, reconstruire pour la
mille et unième fois le château en Espagne des illusions et de la
magie mille fois démoli – n’est-ce pas l’essentiel ?
Peut-être pas à un rythme aussi rapide, d’un soir à
l’autre, mais est-ce que ce n’est pas en fin de compte la
même chose qui se passe à l’extérieur de ces
tréteaux aussi, parmi les décors démontables et de nouveau
remontés du passé et du présent, de la nature et de
l’histoire ?
Une excellente représentation. Le
comique danseur nous repère dans la salle, et il signale au public la
présence des Budapestois avec quelques ex tempore habiles.
Propriété.
Dans le train je fais la connaissance d’un monsieur sympathique, ancien
député hongrois. Nous parlons philosophie, politique. Notre
confrontation accouche d’une nouvelle définition de la notion de
propriété, je la note dans mon carnet : « Ne peut être considéré comme
propriété privée absolue que ce qui est inconnu par toute
autre personne que le propriétaire. Sinon, la nature privative de toute
autre propriété dépend de la force avec laquelle
j’arrive à la protéger. »
Pesti Napló, 1er décembre 1929.
[1] Ville, aujourd’hui en Slovaquie, en Hongrie jusqu’en 1920. En 1929, ville de Tchécoslovaquie.
[2] Ville du canton de Losonc au pied des monts Tatra.
[3] Rimaszombat, ville hongroise avant 1920, actuellement en Slovaquie.
[4] Kassa, aujourd’hui Kosice en Slovaquie, la grande ville de l’est de l’ancienne Haute Hongrie.