Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
lettre au rÉdacteur
on cher ami,
Un bon mot trivial pourtant savoureux
circule ces jours-ci à Budapest – ce n’est pas par hasard
que je le cite à la première page de cette revue.
- Qu’en dis-tu, entend-on, la
paix totale est revenue, c’est la Hongrie d’avant-guerre, Wekerle est redevenu le ministre des finances, Kozarek le bourreau, et Sári
Fedák[1] joue au Théâtre Royal.
Vous ne m’en voudrez pas, Monsieur le
Rédacteur, vous me comprendrez si pour ma part je joins un
quatrième à ces trois symptômes de la paix ?
La revue "A Toll"[2] reparaît !
C’est ce quatrième
critère qui semble le plus être un rêve et par
conséquent le plus convaincant. Pour que le Pays des Fées, le
pays du Passé ressuscite dans les âmes, on n’a pas besoin du
retour de grands événements – il suffit d’une
couleur, d’un parfum, d’un mot qui nous charme, que nous avons
déjà oublié.
Je ne veux pas dire par là que la
parution de "A Toll" en son temps
n’était pas un grand événement. Je me rappelle
– oh, je me rappelle très bien ! – elle a publié
des écrits de Ferenc Molnár et Kosztolányi et Gyula Színi et Zoltán Szász
et Dezső Szomory et János Bródy,
et de moi aussi – elle a parfois sorti un numéro spécial
pour contenir in extenso un texte plus long.
Mais cette parution datait de mille neuf
cent quatorze. À la dernière minute.
Par la suite – paraît-il
– un certain chamboulement s’est produit, ça courait et
ça criait ; hum, ne pourrait-on pas considérer tout cela
comme une intervention chirurgicale qu’il fallait subir ? On
pourrait à la rigueur nier nous en souvenir – prétextons
par exemple qu’on était endormis, nous ne sommes responsables ni
de ce que nous avons fait, ni de ce qu’on nous a fait.
C’est seulement comme cela que je
peux comprendre, seulement comme cela que je peux m’expliquer pourquoi
c’est la parution de "A Toll" qui
symbolise pour moi le dernier instant de l’état de veille et de
réalité juste avant de tomber dans une léthargie : en deçà de cet état
tout a un sens, au-delà toute
la logique marche sur la tête – ici on appelle table ce qui est
chaise là-bas, ici c’est la raison ce qui là-bas est folie,
ici c’est un geste naturel, ce qui là-bas est une galipette
impossible.
Comprenez bien la différence.
J’ai évoqué plus haut
que "A Toll", cet hebdomadaire
d’avant la guerre, publiait parfois un numéro spécial.
Quand se produisait un événement justifiant une telle
décision rédactionnelle.
Un écrivain renommé venait
d’écrire une longue nouvelle ou une pièce en un acte en
vers.
Le numéro de cette revue – me
croirez-vous ? – si une nouvelle œuvre venait de
naître, suivez-moi bien, une
œuvre littéraire, une création faite de mots, pas un
film à grand spectacle ni une voiture fusée –
c’était pour cette revue un
événement majeur dont il fallait aussitôt rendre
compte, qu’il fallait annoncer à tous, dont il fallait sortir une
édition spéciale, de même que tout journal ou toute revue
digne de ce nom sort une édition et un numéro spécial si,
disons, un avion traverse l’Océan, ou Sagrave
a atteint le record de cinq cents kilomètres à l’heure, ou
Nurmi[3] a terminé premier, ou Mussolini a
prononcé un discours, ou un mystérieux meurtre collectif
s’est produit dans la rue Retek.
C’est étrange, n’est-ce
pas ?
Mais tout cela ne paraissait pas si
étrange autrefois. Et parfois, quand on lit un livre ou on
réfléchit, on serait porté à croire que c’est le contraire qui est
étrange.
Pourquoi tout le monde peut-il être
sincère en soulignant sa propre importance, sauf le poète ?
Pourquoi ne trouve-t-on pas étrange
qu’un homme politique discoure dans un mégaphone en
s’adressant à des centaines de millions de personnes à la
fois – que l’inventeur du savon aphrolubrique
fasse imprimer une affiche, que depuis un avion il inscrive dans le ciel son
nom rédempteur du monde – qu’on suspende à des
banderoles les résultats vertigineux du championnat de course en sac et
des dévoreurs de tartines de confiture, cinq minutes après
l’événement, partout dans le monde, simultanément
aux peuples de cent mille villes et cent mille villages ?
Et pourquoi tout le monde se mettrait-il
à rire si le poète déclarait soudain : silence,
écoutez ce qui s’est passé – j’ai écrit un poème ! Affiches et radios
– portez la nouvelle : j’ai fixé pour
l’éternité un instant du Bonheur Éternel et de la
Beauté, eurêka !
Que s’est-il passé ici ?
Le poète ne peut-il pas
reconnaître, ne peut-il pas avouer, ne peut-il pas clamer ouvertement
qu’il accomplit quelque chose d’aussi grand que l’homme
politique ou le marchand ?
Quelle sorte de "à chat
perché" a-t-on joué ici, en août quatorze, quand sur
un signe donné, chacun a couru n’importe où, puis chacun a
occupé un arbre là où par hasard il se trouvait –
seul le poète est resté sans abri car il n’a pas voulu
faire autre chose que ce qu’il
sait faire, dans ce jeu étrange où tout le monde fait autre
chose ?
Car soyons sincères –
ça ne marche pas tout à fait comme ça avec ce monde de
paix ressuscité.
Il y a bien un ministre des finances et un
bourreau et une prima donna.
Mais on ne sait pas de façon
sûre lequel est le bourreau, le ministre des finances, la prima donna.
"A Toll"
va-t-elle être la même que celle que nous avons connue ?
On verra.
Le premier événement nous le montrera.
Bientôt, j’espère.
Le 8 avril 1929.
Fidèlement vôtre,
Frigyes Karinthy.
A Toll, n°1
1929.
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[1] Sándor Wekerle (1848-1921). Homme politique hongrois, premier ministre à plusieurs reprises. Ferenc Kozarek : bourreau jusqu’en 1885. Sári Fedák (1879-1955). Actrice et chanteuse hongroise, une des prima donna les plus connues de son temps.
[2] En français : "La Plume"
[3] H.O.D. Sagrave,
pilote de voitures anglais qu a atteint la vitesse de