Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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JE N’IRAI PAS EN INDE

Lettre au Mahatma Gandhi

10-Je n'irai pas en Inde lher Maître,

Ne le prends pas mal si j’utilise ton titre européen (sauf erreur de ma part, tu as été nommé avocat à Londres), mais je fais, moi aussi, une concession, je veux bien jouer le tutoiement des Asiatiques qui considèrent chacun comme un frère. Si cela me semble naturel en vers ou en tout genre poétique, cela l’est moins en conversation si nous ne connaissons pas personnellement l’interlocuteur. Tant pis. Je n’ignore pas que tu n’as guère le temps en ce moment de lire des lettres ou de converser, sur les routes du Gujarat où tu t’es lancé contre l’Angleterre et un peu contre toute l’Europe, avec soixante-dix-neuf disciples – je ne t’enverrai donc pas ma lettre, tu la liras quand tu auras le temps.

 

Ce n’est peut-être pas même à toi que cette lettre est destinée, mais plutôt à moi-même. J’ai feuilleté ce matin, encore au lit, les journaux, les correspondances et les commentaires, et je dois dire que je n’étais pas tranquille quand je me suis levé.

En effet…

En effet, je sentais très clairement que cette offensive que tu conduis en ce moment est enfin un événement plus qu’intéressant. Les journaux peuvent écrire ce qu’ils veulent pour ou contre, il existe des actes et des résolutions, justement les plus impersonnels, que l’on ne peut considérer que personnellement, et non du point de vue de théories générales ou de jugements. À propos d’une nouvelle épingle de cravate ou de l’auteur d’une nouvelle pièce de théâtre je peux soit partager l’opinion générale, soit m’y opposer. Tandis qu’à propos de la création d’une nouvelle religion ou d’une révolution politique je ne peux en débattre qu’avec moi-même, si je veux comprendre à fond de quoi il s’agit. Fonder une religion ou ourdir une révolution politique n’est ni une idée ni une pensée ni une opinion ni une vue, comme certains s’égarent à le penser, mais un acte. Or face à une action, un homme d’intelligence et de sens intacts, qui aime la vie, ne peut se poser qu’une seule et unique question.

Et cette question se résume ainsi : que faut-il faire ?

Car si tu agis correctement et intelligemment, Mahatma Gandhi, alors dans tes actes tout homme pensant correctement et intelligemment doit trouver une réponse ferme à cette question.

Alors moi, il ne me reste qu’à poser ma plume, quitter mon domicile et ma famille, me faire yogi, et descendre en Inde, à pied et en charrette, pour me présenter quatre-vingtième aux soixante-dix-neuf autres, déjà pour arrondir le nombre.

Et j’irais, j’irais assurément, comme irait chacun, qu’il sache ou non qu’il irait, chaque homme inquiet, qui cherche, qui n’est pas heureux parce qu’il sent qu’il devrait faire autre chose que ce qu’il fait, qu’il devrait vivre autrement, dès qu’un jour l’éclair d’un mot avertisseur et lumineux lui découvrirait la vraie cause de son insatisfaction.

Et pourtant je n’y vais pas…

 

Car je n’y vais pas.

Cela ne signifie nullement que je considérerais l’Europe plus heureuse, plus parfaite et plus magnifique que l’Asie – cela ne signifie pas que je voudrais lutter contre une obscurité supposée, au nom d’une clarté supposée.

Je suis assoiffé moi aussi de clarté et de lumière, en effet, j’aperçois bien en moi la loi euphorisante de l’héliotropisme de l’âme. Mais, cher Gandhi, il ne peut s’agir que de nuances, et tout ce que j’ai entendu de toi et par toi, à propos de toi, et même avant toi, du bouddhisme, du Karma, de l’incarnation, de Rabindranath Tagore et de tout le gnosticisme, de l’introspection, de la connaissance de soi, de l’amour rédempteur et de Krisnamurti, en y comptant aussi les fakirs et les yogis et tes photos dans les journaux sur lesquelles tu apparais tantôt en homme politique, tantôt en Jésus-Christ avec ta charmante et laide figure de bon élève – tout cela, séparément et ensemble, en les repensant et les ressentant, au reflet d’expériences extérieures et intérieures, avant et après usage, n’a nullement mieux éclairci de la pénombre, pour moi, ce rêve désagréable que, merci beaucoup, nous rêvons aussi en Europe et même en Amérique – mais nous au moins nous savons que nous rêvons, nous nous efforçons de nous réveiller, nous n’imaginons pas que nous avons trouvé le seul verbe salutaire sous l’égide duquel on pourrait enfin agir. Nous continuons de chercher l’issue, nous hésitons et nous luttons, nous faisons beaucoup de bruit, nous nous révoltons contre nous, le monde et Dieu, nous tambourinons « à la voûte du ciel », soupçonnant qu’on ne peut pas se réveiller de l’intérieur d’un rêve aussi oppressant – il faut pour cela un bruit extérieur, venu d’un monde inconnu dont nous ne prétendons pas connaître les lois. Nous ne sommes en revanche pas esclaves de la logique traîtresse d’un rêve – nous ne souhaitons pas éclairer l’obscurité par l’obscurité, nous n’avons pas besoin de spiritistes, et nous ne croyons pas en des fantômes qui ne sont visibles que dans le noir. Nous préférons allumer une lampe électrique et suivre ton chemin à la radio et sur l’écran du cinéma. Ce n’est pas que nous trouverions à la lumière électrique et sur l’écran du cinéma cette Clarté Finale que vous cherchez, mais parce que la lumière électrique et l’image cinématographique sont au moins une nouvelle expérience à tenter pour sortir du karma, des griffes du destin. Car nous nous refusons à accepter le monde, le sort, le destin et l’avenir, des mains d’un tyran, et même des mains d’un dieu tyrannique, avant de le voir en face, pour qu’il nous rende compte : nous voulait-il vraiment semblables à lui-même ?

Nous nous débrouillerons les uns avec les autres ; nous n’avons des comptes à rendre qu’à Lui.

J’irais bien, mon cher Gandhi, si dans tout ce que j’ai entendu sur toi et de toi, il y avait un seul trait nouveau que la pensée rédemptrice de l’homme n’aurait pas encore essayé – une seule expérience nouvelle, prometteuse de l’espoir que ce qui n’a jamais réussi réussira peut-être finalement ainsi : rendre heureux et clair en nous-même non seulement l’animal affamé de joies, mais aussi l’homme assoiffé de vérité et de savoirs.

Je sais que tu es un homme vrai, au sens le plus beau du terme – tu ne cherches pas ta vérité, mais la vérité. Mais trop obnubilé et séduit par tes modèles magnifiques (alors que tu ne les connais pas dans leur être réel, seulement à travers tes rêves) tu ne vois pas que la route droite paraissant seule salutaire dans ta foi enthousiaste, s’est déjà d’innombrables fois avérée un cul-de-sac, car le passage est barricadé, et où on ne peut plus faire demi-tour non plus pour sortir, car l’issue est barrée par les foules que ton enthousiasme a rassemblées derrière toi. Ne vaudrait-il pas mieux alors choisir un détour, pour atteindre le grand but inconnu ?

De nombreux autres ont déjà emprunté la même voie droite que toi : les stations sont jalonnées de croix et de potences.

On a déjà aussi expérimenté une autre idée géniale : ad absurdum, pour briser les chaînes de la tyrannie et de la violence, ce non-sens, pointer sa poitrine nue contre les armes. Jadis cela s’appelait le martyre, puis, plus tard, on l’a affublé de noms divers, grève, sabotage, grève perlée, grève de la faim, résistance passive. En fin de compte, hormis quelques succès secondaires, cela n’a pas changé vraiment l’état des choses – le sang versé n’a pas fait pâlir les tyrans, il y en a même qui y ont puisé une soif nouvelle et se sont jetés sur les innocents avec une férocité renouvelée. Je ne vais pas jusqu’à dire que seules les armes peuvent agir contre les armes – mais dans les têtes brisées habite moins de vérité que dans des têtes folles ou égoïstes, ceci est clairement harangué par le glas des crânes des défunts, qui ont vainement sacrifié leur vie.

Non, non – il conviendrait vraiment de trouver quelque chose de neuf : que pouvons-nous espérer avec l’amour du Christ sans le miracle accompli par le Christ ?

 

Je n’irai pas en Inde, Maître Gandhi, essentiellement pour la raison que tu n’as pas autorisé la vaccination des varioleux, sous prétexte que le vaccin antivariolique est contre-nature.

Nous, c’est la variole que nous trouvons contre-nature, Maître Gandhi – rien ne peut y remédier sinon un miracle, que nous interprétons de deux manières différentes.

Je n’irai pas en Inde, car j’ai l’impression que nous te comprenons encore mieux que tu ne nous comprends.

 

Pesti Napló, 15 mars 1930.

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