Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FEMMES
RÉHABILITÉES
Tous mes respects et
mon admiration à Ferenc Herczeg[1] qui, dans sa dernière pièce,
s’est lancé dans l’arène, avec ferveur et
dévouement, pour la défense d’une femme offensée,
à laquelle l’opinion publique et un peu même
l’histoire de la littérature avaient jeté la pierre.
Sa vertu conjugale, sa perfection à
la hauteur du souvenir du grand poète et sa moralité sans tache
brillent de nouveau au firmament de la pureté – l’illustre
auteur, tel un nouveau Lohengrin, est accouru en blanc-manteau d’hermine
et s’est battu pour elle, contre le public et l’opinion publique[2].
Évidemment.
Elle était bonne épouse et
mère – sinon pourquoi Petőfi lui aurait-il écrit et
dédié ses plus beaux poèmes ? Et si après sa
mort elle s’est remariée – mon Dieu, enfin vous le
comprenez, elle ne l’a pas fait de gaîté de cœur, elle
a longtemps résisté à la tentation, sans jamais rejeter la
voilette du veuvage, et elle a porté la couronne d’épines
jusqu’à la fin de ses jours. La guerre d’indépendance
y pouvait-elle quelque chose ?
La nouvelle œuvre de Ferenc Herczeg
redonne de l’espoir à ceux qui comme moi, permettez-moi de le
dire, sont depuis longtemps persuadés que le jugement des contemporains,
et même celui des générations suivantes, est souvent
injuste.
Il faudrait écrire des sagas de
toutes les braves femmes dont le nom a été piétiné
à la légère par la rumeur, et que seul un poète
enthousiaste de l’idéal féminin peut laver et blanchir aux
regards de l’histoire.
Écoutez, le mieux serait que
l’Académie ou une autre institution reconnue lance un concours.
Ici, à chaud, je peux soumettre
quelques idées.
Est souhaité un drame
théâtral pour réhabiliter Xanthippe.
À propos de Xanthippe
l’idée que ceci et cela, qu’elle n’était pas
cette épouse angélique et irréprochable dont un philosophe
a besoin, est très répandue. Cette opinion persiste depuis deux
mille cinq cents ans. Il est temps d’y voir plus clair.
Dans la pièce il doit
apparaître qu’en effet, elle était une jeune femme
d’une nature bénie. Avait-elle un peu plus de tempérament
que les autres ? Certainement, mais qui a besoin d’une épouse
lymphatique ? Pensez donc la vie qui était la sienne. Monsieur
Socrate, restait assis toute la journée au café Akadémon, il palabrait avec Gorgias et avec cet
Alcibiade, cet imbécile décadent, de l’immortalité
du hanneton – il parlait, parlait, parlait, ne faisait rien d’autre,
n’écrivait même pas de livre, trop paresseux qu’il
était. Le soir il rentrait, fatigué, sans rien apporter à
sa femme – pouvait-on traiter un mari comme ça autrement que comme
un enfant ? Elle, Xanthippe, le traitait en effet comme tel dans le but de
le remettre sur le droit chemin : elle n’hésitait pas
à le rabrouer de temps à autre, c’est vrai, mais
n’avait-elle pas raison ? Elle avait prédit que ça se
terminerait mal – et ne voilà-t-il pas que le tribunal le
condamne, et pourtant ce n’est pas aux juges qu’on en veut, mais
à elle, Xanthippe, qui a fait tout ce qu’elle a pu pour le
préserver de la déchéance – ça alors,
c’est trop fort ! Ne s’est-elle pas rendue à
l’audience quand on interrogeait son mari ? Elle a bien
rembarré les juges, le président, le greffier,
l’appariteur, que voulaient-ils à ce nigaud, n’avaient-ils
pas honte ? Ensuite bien sûr elle a lavé la tête
à son mari aussi : tu l’as bien cherché, grand dadais,
maintenant il ne te reste plus qu’à avaler la soupe que tu as
concoctée ! Vous voyez que c’était une bonne
épouse et une bonne citoyenne, elle a défendu et le tribunal, et
son mari, et tout le monde, et on ose prétendre que c’était
une chipie, eh bien sacré nom de Zeus, celui qui ose le dire n’a
qu’à le redire en face – qu’il se présente et
elle lui crèvera les yeux, même si c’est Platon
lui-même – où donc est-il cet historien scribouillard qui
l’a accusée ? – où donc est cette fameuse
postérité, si elle ose prononcer un mot de plus – a-t-elle
quelque chose à dire ? Et tout ce monde-là ?!! Ou
peut-être le public qui assiste à la pièce ?!! Car
elle va pulvériser tout le théâtre si on ose la calomnier
là-dedans !!... vous entendez ?!... non mais des
fois !... c’est elle qui aura le dernier mot !... rideau !
Est souhaité un drame
théâtral pour réhabiliter Cléopâtre.
Remarquez, après la mort de César elle a un peu flirté
avec Antoine ? D’abord c’est Antoine qui a commencé,
tout le monde le sait, qu’y pouvait-elle – elle était
simplement courtoise, en reine qu’elle était – ce
n’est pas de sa faute si un tel homme, quand on lui offre une cigarette
égyptienne, prend tout de suite l’Égypte – or
l’Égypte c’était elle, c’est naturel.
Au demeurant, si quelqu’un
n’admet pas qu’elle était la meilleure des
ménagères, la femme la plus travailleuse, il n’a
qu’à aller à Londres et regarder l’obélisque
dit l’Aiguille de Cléopâtre – la terre a-t-elle jamais
porté une autre femme qui aurait raccommodé les chaussettes de
son petit mari avec une aussi grande aiguille ?
Et les autres… juste en
diagonale…
Comment ose-t-on prétendre que
Ou n’allons pas si loin, parlons de
Joséphine ! Ce
Napoléon serait-il jamais devenu époux d’une fille
d’empereur si Joséphine pleine de bonté et de sens du
sacrifice ne lui avait pas rendu la vie intolérable ?
Ou encore, euh… les épouses de
Strindberg… qui, indirectement, ont donné en cadeau au monde tant
de chefs-d’œuvre !
Les contemporains sont superficiels et
injustes, c’est ridicule !
D’abord ils prétendent que
Galli Curci a une mine d’or dans la
gorge !
Ensuite ils s’étonnent
qu’elle ne puisse pas chanter, avec une mine d’or dans la gorge.
Színházi
Élet, 1930, n°12.