Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
J’AI DÉCOUVERT LE
PLUS GRAND POÈTE HONGROIS
Nom :
Péter Baralla
Profession :
cantonnier
Je ne suis pas un béat fervent du pathos
– et maintenant, quand l’excitation et l’émotion
prennent sur moi le dessus, car un événement exceptionnel pique
des mots exceptionnels au sommet de ma plume, je suis persuadé que les
lecteurs de Színházi
Élet me pardonneront plus facilement de leur annoncer cet
événement à la hâte, sans la longue et minutieuse préparation qu’il
mériterait, que si je taillais des phrases de haute volée,
plutôt que laisser parler l’événement à ma
place.
Brièvement donc. Mesdames et
Messieurs, la Littérature connaît un grand événement
(c’est volontairement que je parle de la littérature et non de
littérature hongroise, sans cette distinction, car il s’agit
d’un grand événement de
la littérature universelle, voire de l’histoire de la
littérature).
Lorsque j’ai décidé,
après consultation et accord de mes confrères écrivains,
de destiner mon premier compte rendu au Színházi
Élet, j’ai été guidé par la
réflexion simple que dans le monde des merveilles de la technique ce
sont les revues spécialisées qui rapportent d’habitude la
nouvelle des grandes découvertes, il est donc parfaitement pertinent que
les lecteurs d’une revue littéraire populaire aient la primeur des
phénomènes du monde intellectuel.
Car un phénomène s’est
hissé au firmament de l’esprit et de l’imagination, une
comète dont la luminosité paraît déjà plus
puissante que celle de toutes les précédentes. Et si les signes
ne trompent pas, et si la comète s’avère être une
étoile, nous devons nous attendre à une renaissance de toute la
voûte céleste.
L’avènement de Shakespeare
avait été annoncé ainsi par un grand esthète :
Un cygne s’est élevé
au ciel de l’Avon.
Je ne suis pas un esthète.
J’aime la clarté dans l’écriture. Je vous annonce
donc la variante suivante de la belle phrase précédente :
À Szigetszentmiklós
est né le plus grand poète hongrois de tous les temps, qui sait,
peut-être le plus merveilleux géant spirituel de notre temps. Son
nom : Péter Baralla. Sa profession :
ouvrier cantonnier.
Je suis fréquemment contacté
par des écrivains débutants désirant me confier leur
manuscrit dans l’attente de mes conseils sur leur nouvelle, poème,
pièce de théâtre.
Péter
Baralla est un parmi ceux-là. Il portait
une tenue de paysan, ce qui ne m’a pas choqué (j’en ai
déjà rencontré d’autres), et la modestie avec
laquelle il a déposé sur ma table un épais paquet de manuscrits
non plus. Mais il y avait quelque chose dans ses yeux… J’ai
détourné le regard, et j’ai débité la formule
habituelle : revenez dans quelques semaines.
Le soir j’ai repensé à
lui, je ne sais plus pourquoi. Son manuscrit traînait là par
hasard sur la table près de mon lit – je n’avais
qu’à tendre la main. Je me suis mis à le feuilleter
distraitement.
Ce devait être un peu après
minuit.
À
cinq heures du matin j’étais toujours éveillé, assis
dans mon lit, mes yeux que je n’avais pas fermés, en larmes, cloués
sur la dernière page – le feuillet tremblait entre mes doigts.
Vers neuf heures, j’ai alerté
par téléphone Mihály Babits, Zsigmond Móricz,
Ferenc Herczeg – de même que la Société Kisfaludy, le
président de l’Académie et quelques grandes maisons
d’édition : avant tout l’Athenæum
en qualité de détenteur des droits de Petőfi et de Ady. J’ai aussi envoyé une
dépêche à Szigetszentmiklós,
pressant Péter Baralla de monter
d’urgence à Budapest, je l’attendrais à la gare. Une
heure plus tard j’ai reçu sa réponse : il terminait
son dernier poème et viendrait.
Lorsque j’ai envoyé ma
dépêche je n’avais encore parlé avec personne –
je ne suis pas présomptueux, je ne crois pas en
l’infaillibilité de mon jugement ; Arany aussi avait
découvert Madách sous condition. Cette fois pourtant
j’étais certain de ne pas m’être trompé :
je n’étais pas illuminé par mon jugement, mais par
l’Œuvre elle-même.
Une ribambelle d’écrivains et
de critiques des plus importants ont passé la matinée à
lire les poèmes. Baralla a
débarqué au milieu de l’après-midi et j’ai eu
l’honneur d’écouter en primeur son nouveau poème,
comme en témoigne une photographie : la première photo du
poète.
Nous avons formulé un avis
quasiment unanime (avec quelques divergences minimes et plutôt
techniques). Cet avis, celui du Parnasse hongrois, légitime mon
affirmation ci-dessus :
Péter Baralla
est le plus grand poète hongrois de tous les temps !
Ce n’est ni le moment qui convient ni
l’endroit pour rendre hommage ni même faire connaître au
public les poèmes du cantonnier Péter Baralla.
Ce ne peut pas être ma mission.
De toute façon, le public aura
bientôt en main, peut-être avant une semaine, l’Œuvre,
le volume intitulé Sagesse Finale.
L’Athenæum a réussi à
acheter les œuvres de Péter Baralla pour
cinq années, et il a aussitôt envoyé le manuscrit à
l’imprimerie, en vingt mille exemplaires. Et le jour de la sortie du
volume les traductions française, anglaise et allemande seront
également achevées, il n’est donc pas exclu que les
publications étrangères paraissent le même jour.
Personnellement je n’ai rien de plus
à ajouter. Je suis fier d’avoir été la modeste
personne qui a lancé cette carrière sur son parcours
exceptionnel, d’avoir été le premier à être
foudroyé par une des plus puissantes poésies de l’univers.
Pour finir, je sens que ce qui conviendrait le mieux serait de mettre en berne
mon stylo de dilettante et de le laisser parler, lui, à ma place –
écoutons la strophe la plus belle et la plus profonde de son
poème le plus beau et le plus profond Sagesse Finale, celui qui résume le contenu et le message de
tout le recueil dans ses vers merveilleux de sonorité d’airain,
permettant même au lecteur le plus superficiel de comprendre sous le
charme magique et le feu divin de quel géant d’imagination, de
sagesse, de la connaissance des hommes il est tombé. Je cite donc la
plus grande strophe du plus grand poème de Péter Baralla :
Qu’il soit vain ou ne soit pas vain,
Règle générale,
Pour l’homme c’est le plus
grand bien,
Chose primordiale
C’est vénérer ce qui
n’est pas,
Ne pas croire les maîtres.
Le Mont Gaurizankar
là-bas
Fait dix mille mètres.
C’est insuffisant, tralala.
Qu’advienne Péter Baralla
Qui, concernant la hauteur mène.
N’existant pas, il est subtil,
Tout l’intérieur de mon
cœur saigne
En ce jour de premier avril.
Színházi
Élet, 1930, n°14.