Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Pensées
depuis le fond de la salle
Un véritable chef-d’œuvre ce
Volpone, la comédie de Monsieur Ben Johnson, contemporain de
Shakespeare, sur l’argent. J’ignore comment faisait le public pour
repérer, avec les moyens les plus simples, l’or résistant
à la rouille des siècles, dans le fatras des joujoux
bricolés à la légère, avec un œil sûr,
sans guide esthétique ni critère culturel, sans aucun savoir en
métallurgie. J’ignore de quelle sorte d’instinct et de
talent du public il s’agit. Au-delà et indépendamment de
toute conception artistique et de goût personnel, il existe un sens
infaillible qui dévoile la proximité d’un
chef-d’œuvre, même si celui-ci par hasard déplaît
au scribouillard que je suis, à sa conception, son goût et sa critique
(autant d’aspects secondaires pour l’artiste). C’est Le
Corrège qui a dévoilé ce sens avec une force immortelle
lorsque, devant un tableau de Raphaël, ne trouvant aucune parole à
prononcer, il a avoué et trahi l’unique opinion fondamentale,
franche et sincère de sa critique : « anch’io sono pittore »,
« moi aussi je suis peintre ». (On peut lire à peu
près la même chose, ou plutôt son contraire, dans une
critique de peu d’importance de János Arany, publiée dans
une revue de l’époque à propos d’un petit volume de
poèmes. Son article commence par des explications et des analyses
professorales : pourquoi ceci est mauvais, pourquoi cela reste
tolérable. Or il y a un point où "le critique" explose
et achève ses politesses forcées par un juron :
« Non d’une pipe, je suis en face de ces vers comme le
premier violon tsigane à qui on présente pour avis un
élève débutant de l’académie de musique. Il
l’écoute un moment, puis il se gratte le front : jeune homme,
passez-moi ce violon, je vais vous montrer comment on doit faire ».)
Bon, ne tournons pas autour du pot. La
preuve que Volpone est un chef-d’œuvre est que, après bien
des années, une fois de plus, je suis sorti du théâtre en
me disant : fichtre, je devrais tout de même écrire quelque
chose, en tournant le dos à l’esprit de l’époque, au
cours du monde, à la mode, à la politique, aux avis des amis et
des ennemis – à ma propre vie même si cela n’est pas
possible autrement.
Mais tourner le dos aux choses est
apparemment plus difficile que siffloter. En guise et à la place
d’une création heureuse et fière, je vous offre de la
sagesse "bienveillante" : quelques mots en marge sur le socle de
l’œuvre.
Quel gaillard rigolo, ce Volpone, ce
génie fourbe, ce vieux routier de la connaissance des hommes, donc de la
connaissance de soi-même, qui partant de là en est arrivé
à découvrir une méthode sûre pour se procurer de
l’argent : tenir les hommes non par l’affection et la
compassion, mais par la haine et la jalousie. Il se fait passer pour malade,
puis mort, il répand une odeur de cadavre autour de lui, afin de
soutirer le magot de la poche des hyènes accourues et rassemblées
à l’odeur de charogne, ce magot que ceux-ci voulaient faire
pousser sur son cadavre ; non seulement il ne ressent aucun chagrin ni
désenchantement, mais il éclate de saine et ludique rigolade en
découvrant à quel point ses amis souhaitent sa mort. Il faut
admettre que selon l’interprétation freudienne, c’est un
homme "bien analysé" : il n’a aucune illusion,
ça non. (Csortos[1] est irrésistible dans le
rôle, les autres aussi sont à la hauteur.)
Et pourtant, cette canaille formidable
éclatante de santé a un talon d’Achille, son âme a
une faiblesse, ce qui fait que son complice, le léger Mosca finira par
le dépouiller et le piétiner.
Volpone est avare, lui aussi. Non à
la façon tragique de Shylock, d’un air supérieur et
allègre, mais avare quand même, ce qui veut dire qu’il aime
l’argent pour l’argent, sans motif – or aimer une chose pour elle-même,
sans motif, même si cette chose est l’argent, c’est quasiment
d’un artiste, c’est une maladie.
C’est par ce trait qu’il
s’assimile à ceux qu’il manipule, et c’est par
là même qu’il perdra tout.
Mosca méprise l’argent,
ça le dégoûte, dans son âme l’argent n’a
pas encore achevé son travail culturel, il n’est pas encore devenu
idole, il garde encore sa signification pure, archaïque : moyen de
troc, médiateur, dont je n’ai pas besoin si je peux obtenir les
biens directement.
Il aime ces biens, il aime la vie.
Volpone est meilleur, Mosca est plus
dégourdi.
Mais, ils sont tous les deux des
personnages contemporains, au sens le plus moderne du terme, comme est aussi un
personnage contemporain le banquier d’un quelconque "drame
social", ou le héros de Tête
de Cochon, la ballade lyrique de
Ady, où le poète combat le Seigneur avec colère et
amertume, tout en rendant hommage à la porte du paradis du bonheur
– et s’il refuse de le reconnaître,
c’est tout de même en Notre Seigneur l’Argent qu’il reconnaît Dieu.
Pourtant…
Ils se trompent peut-être.
Je médite souvent là-dessus
ces temps-ci.
Je ne songe pas au romantisme des
catéchismes imbibés d’eau bénite, ni à de
quelconques sentiments à la Dickens, tels que : crois-moi, les
riches ne sont pas heureux, et le simple mendiant est souvent envié par
le millionnaire qui file en auto près de lui.
Il ne s’agit pas de cela, je sais
bien qu’il existe des riches heureux et des pauvres malheureux. Ce qui me
fait réfléchir n’est pas un raisonnement sentimental mais
logique : j’examine mes propres désirs et exigences.
Autrefois l’ordre des choses me
paraissait clair. Je veux vivre, pour cela j’ai besoin
d’argent : je veux donc de l’argent, pour pouvoir vivre.
Alors je trouvais naturel qu’il en
aille de même pour chacun. Plus tard mon expérience
m’ôta cette quiétude et me conduisit à une autre
conviction.
J’ai croisé de grands faiseurs
d’argent, au diable la jeunesse, le sens de la vie, ceux-ci semblent
renverser le cours des valeurs : ils veulent vivre, pour faire de
l’argent. J’ai rapidement compris qu’il fallait choisir, il y
a incompatibilité, vie et argent ne sont pas en relation de
causalité comme je l’avais cru, et le cambrioleur quand il exige
la bourse ou la vie, pose très bien la question – ce cambrioleur
est
Mais alors pourquoi ?
D’où vient cette idiotie, cette perte de sens, cette confusion
entre la fin et le moyen, ce fanatisme, cette superstition, cette adoration
d’une idole, à la place de la religion de Dieu
Eh bien, ce n’est pas tout à
fait cela.
Le moraliste qui spécule dans le
vide oublie quelque chose, la même chose qu’a oubliée Marx
aussi, à mon avis, dans son célèbre enseignement qui avait
vocation de recréer l’ordre dans la pagaille. Le moraliste et le
socialiste ou le communiste partent de l’hypothèse que
l’argent appartient à
son possesseur – et celui qui n’en possède pas, lutte pour
en avoir, parce qu’il le croit également.
En réalité c’est tout
simplement faux.
L’argent procuré au prix
d’une lutte ne fait cesser qu’apparemment la lutte pour
l’argent – cette lutte, aussi longtemps que nous volons
l’argent les uns aux autres,
continue, et exige la même vaillance et la même promptitude, la
même énergie et la même activité pour protéger
sa fortune qu’il fallait pour se la procurer.
La lutte entre les hommes qui sévit
pour la fortune ne cesse pas, parce que ce qu’on peut nous prendre ne
nous appartient pas ; cette "possession" n’est
assurée que par des lois humaines changeantes – il convient de
plus de défendre ces lois, avec des armes, de la force et de
l’argent.
Voici ma thèse : la
solidité de la possession de toute fortune est fonction de la force avec
laquelle nous sommes capables de la défendre.
Plus grande est la fortune, plus il faut de
force pour la défendre : si bien que cette force peut
dévorer l’argent lui-même.
L’argent ne rend pas la vie plus
facile, il la rend plus difficile – le pouvoir n’est pas le
privilège et le résultat, mais une organisation pénible et
contrainte de l’Argent-Dieu, menacé de toutes parts,
régnant sur une base vacillante. Aux jours de la crise économique
nous avons vu des banques immenses dont les salles blindées et les
installations de protection représentaient une plus grande valeur que
celle qu’elles étaient censées protéger.
C’est pourquoi l’argent exige
pour lui une vie à part – c’est pourquoi je dois choisir
entre l’argent et la vie.
Un poète authentique sait
parfaitement cela – il sait que son bien lui appartient, on ne peut pas
le lui prendre : ce ne sont pas des désirs et des exigences dont
l’accomplissement court devant nous sur le champ des pièces
d’or qui roulent – il ne s’agit pas non plus de biens vitaux
entassés sur des chars de combat, exposés à des bombes.
C’est le sentiment béatifique d’une paix faite avec
nous-mêmes qui est l’unique propriété privée
– nous le prendre est simplement impossible, car aucun autre que nous ne
peut le vivre.
Ne nous appartient que ce que nous sommes
seuls à connaître.
Pesti
Napló, 30 mars 1930.