Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
WAGNER ET LE
CINÉMA PARLANT
Réponse
à des doutes
es lettres
et des opinions sont arrivées à mon adresse après mes
récents écrits sur les Allemands et le cinéma parlant.
Ceux qui m’ont bien compris, ou plutôt ceux qui ont bien voulu
m’accompagner sur le chemin sans doute accidenté de
l’imagination, sur ma façon de déduire l’avenir du
présent, m’ont donné raison.
Ceux qui ne m’ont pas donné
raison, ne m’ont pas bien compris, en témoignent leurs termes
obscurs et imprécis.
Pour ces derniers j’aimerais enfin,
une fois pour toutes, résumer mes pensées et ma vision sur cet
art nouveau-né. Si j’avais le temps, j’écrirais
plutôt un livre sur l’avenir du cinéma parlant, cette question
étant source d’exemples et de justification décisifs pour
la compréhension définitive d’un problème bien plus
vaste et plus important : comment sont liés ensemble
Car, et mon bref propos se limitera
à cela aujourd’hui, l’essentiel de l’avenir du
cinéma parlant réside en ce qu’il englobe tous ces arts, et qu’il assiège le but de tout
autre art ou représentation : donner une copie sans faille et
pérenne à la réalité éphémère.
Cette pensée, unifier les arts, dans un genre unique englobant toute la
profondeur et toute la hauteur, tout ce qui est sensuel et tout ce qui est
au-dessus des sens, tout ce qui est aléatoire et tout ce qui est fatal
– ce rêve artistique fiévreux n’est pas né
aujourd’hui.
Au milieu du siècle dernier,
plusieurs décennies avant la découverte du cinéma en tant qu’instrument de musique du mouvement
fixé, ce rêve téméraire, le projet de cette
entreprise héroïque rodaient déjà dans le sang et les
nerfs d’un génie allemand insatiable et inassouvi qui
assiégeait les cieux.
Je veux parler du rêve titanesque de Richard Wagner, le "Gesamtkunst"[1] : le Genre qui n’était pas prédestiné à être un genre mais une Œuvre elle-même, et que seule l’étroitesse classificatrice a dénommé "drame lyrique" – destiné par le projet d’origine à être à la fois une épopée, une tragédie du destin, une symphonie, une composition picturale, une sculpture, une architecture et, non en dernier lieu, la scène de la représentation de l’art théâtral. Un immense Acte artistique qui ferait apparaître évident au spectateur et à l’auditeur que mot et image et musique, pensée et mélodie et bruit, ne sont pas une affaire privée de l’art germée des cases séparées des livres, des galeries d’art et des partitions – mais la source commune de toutes ces manifestations, l’homme, la pulsation de la vie, le sentiment et la passion ; que ces phénomènes, la lumière et le son, la forme et la matière, se transforment les uns dans les autres, confluent en un fleuve commun – qu’ils dépendent seulement de la température de l’existence, du sentiment et de la passion (aujourd’hui nous dirions plutôt leur fréquence) : ce qui l’instant précédent était une image, deviendra l’instant suivant une parole, et ce qui était une parole, si on l’intensifie, se transformera d’abord en rythme et en rimes, c’est-à-dire en poésie, et finira par se sublimer en harmonie et en mélodie, c’est-à-dire en musique !
La nouvelle physique a
légitimé ce rêve, dans sa conception considérant les
divers phénomènes comme les différents degrés
d’un mouvement primordial.
Car n’oublions pas : le film
parlant enregistre simultanément les phénomènes lumineux
et sonores, il les pose côte à côte sur le même disque
mince.
Ajoutons-y le monde des couleurs et des
formes, la profondeur, la plasticité – et nous disposons
d’un moyen propre à mettre tout le monde physique au service de
l’art ; et je peux adjoindre à l’œuvre les
coulisses du drame, de la conception
du poète, à
l’état original : quelle richesse pour
l’imagination ! Le monde
est coulisses ! Alors que la scène de l’action reste la
même que celle sur laquelle l’ancêtre de toutes les
poésies a placé l’histoire d’Adam et Ève.
Une comédie divine, sur une
scène divine, sous les cintres de la voûte céleste !
C’est la scène
libérée : Othello dans la véritable Venise,
César au pied des Pyramides, Faust dans la vieille ville allemande, Peer
Gynt partout : un acte sur les rivages
norvégiens, un autre en Afrique.
Et le rêve extravagant de Wagner
à propos des tréteaux impossibles sur lesquels des dieux
combattent entre les nuages, les montures des walkyries trépignent, les
volcans vomissent, et le Bateau Maudit tangue sur les vagues infinies de l’océan
– cette invraisemblance théâtrale que l’on a toujours
bricolée tant bien que mal, frôlant le comique, avec des chiffons
peints, des machineries, des trappes et la
lanterne magique – ce pitoyable fatras antiartistique sur lequel a
toujours achoppé la grande pensée du Gesamtkunst, peut désormais être jeté au rebut
des accessoires superflus.
Mais, parce qu’il reste des gens qui
opposent le cinéma au spectacle vivant, tout comme la technique à
l’art, je suggère de tenter une réflexion : Wagner,
cet artiste à cent pour cent, quel opéra écrirait-il
s’il vivait aujourd’hui ?
Veuillez lire ses partitions et la
réponse vous sautera aux yeux.
Lui qui cherchait la perfection en tout,
exigeait l’impossible pour obtenir le possible, ne pourrait pas ne pas se
saisir de cette opportunité fantastique d’être
désormais capable de perfectionner, polir, intensifier, créer le
travail du comédien, à l’instar d’un
chef-d’œuvre écrit sur feuille blanche ou sur papier à
portée ou gravé dans du marbre, puisque sa performance ne
dépend plus de son état d’âme ou sa disposition du
moment (il ne doit jouer son rôle qu’une
seule fois !) – et de pouvoir sélectionner ses
décors non plus dans les chiffons des décorateurs de
théâtre, mais dans les œuvres du Créateur.
Peut-on imaginer qu’il
écrirait Le Vaisseau Fantôme
pour autre chose qu’un opéra
filmé ?
L’inspiration serait servie par les
vagues des rivages des mers du Nord qui se brisent en grondant sourdement sur
les récifs rocheux – c’est dans cet authentique fracas, le
son et l’image des vagues véritables, qu’il aurait
cherché les éléments de l’ouverture, en
créant imperceptiblement comme par enchantement sa musique, telle le
sculpteur qui crée ses figures humaines des mous viscères de la
pierre.
Et nous voyons ce bateau maudit rouler sur
une vraie mer démontée, de près et de loin, dans les
détails et reconstitué dans l’ensemble d’un seul
regard, tel que l’exige l’intrigue dans ses moindres finesses.
L’orchestre illustre et explique désormais non seulement les
éléments épiques de l’action, mais aussi
picturaux : il donne un accent à tous les sentiments complexes que
soulèvent dans notre cœur un paysage mystérieux, un
détail inattendu, le ciel et la terre, toute
Le rêve est réalité.
Il convient de compter avec encore un
dernier argument décisif en apparence, que le romantisme naïf
essaye d’inculquer aux cœurs sensibles, affirmant que le
"cinéma" ne pourra jamais passer pour un art véritable,
puisque sur l’écran on voit des homuncules de toile, des êtres
machines et non des êtres de chair et de sang.
Cela est vrai.
Mais qui a prétendu, où et
quand, que, depuis que l’homme vit une vie culturelle, la matière
de l’effet artistique qui porte sur la vie véritable, ne peut
être qu’un être biologique véritable ?
Au contraire.
L’art théâtral et la
scène sont l’ultime coutume culturelle primitive mettant
l’artiste en contact direct avec son public. Sa relation avec l’art
de la représentation du futur est la même que celle du
trouvère de jadis présentant ses chansons par rapport à
l’auteur d’un chef-d’œuvre qui vend en un million
d’exemplaires.
Puisque, au contraire, la substance
d’une création artistique est justement d’exprimer la vie
sous une forme inorganique, inerte, donc pérenne : lettres,
partitions, peintures, pierre.
Et à l’écran, pour
promouvoir le comédien en créateur d’une œuvre
authentique.
Un œuvre authentique : un effort
héroïque, car un homme doit montrer bien plus que lui-même,
un destin immortel.
Les anciens Grecs et Chinois avaient senti
cela quand ils faisaient monter l’acteur vivant sur des cothurnes et les
cachaient derrière des masques, afin de dissimuler ce qui, en lui,
était médiocrement et fâcheusement "direct"
– l’instant éphémère, impossible à
saisir.
Pourquoi craignez-vous, pusillanimes, ce
masque qu’un œil plus parfait que notre œil photographe fait de
notre visage, cet appareil plus domptable, plus réceptif, percevant
mieux et reflétant mieux la réalité ?
Un œil machine est meilleur que
l’œil humain : nos descendants nous verront mieux que nous les
uns les autres.
Pesti
Napló, 6 avril 1930.