Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
HONNEUR
D’ARTISTE SAUTANT À L’EAU
Le revers de
la médaille
Si tu as besoin de publicité, petite Hella, future star de cinéma, toi qui viens de
piquer une tête depuis le Pont Marguerite, prétendument par
défi, ou pour régler le loyer de ta pension, ou plutôt pour
qu’on parle de toi, mais si l’on creuse un peu, peut-être par
banal mal d’amour – si tu as besoin de publicité, je
t’en prie, mon enfant, je suis à ta disposition dans la mesure de
mes modestes moyens, comme tu peux le voir par toi-même. Moi je peux te
faire de la publicité, ça ne coûte rien, ça me
rapporterait plutôt.
Encore que je ne comprenne pas parfaitement
de quelle réclame il s’agit. Si je lis bien tes interviews, tu
voudrais devenir artiste, tu te sens un talent pour cela, par ailleurs tu as
dix-neuf ans, tu es jolie, et pourtant on ne veut pas te remarquer.
Jusque-là je comprends, le cinéma est un art grand et noble,
l’art de l’avenir, et vouloir réussir dans ce métier
est une ambition artistique des plus louables. Tu as très certainement
lu mon article de la semaine dernière sur le Gesamtkunst, sur
l’unification de tous les arts, dont j’anticipe une
possibilité de réalisation dans l’avenir du cinéma.
Évidemment tu l’as lu, on te l’a certainement traduit en
allemand, et c’est cette lecture qui t’a rendue amère de ne
pas pouvoir te compter parmi les artistes consacrés, ceux qui
construisent cet avenir – ou au contraire, cette lecture t’a
remplie d’enthousiasme, tu as décidé qu’à
n’importe quel prix tu te feras une place dans cette carrière, car
tu veux sacrifier ta vie sur l’autel de l’art.
Comment dis-tu, Hella ?
Le diable emporte mon article, tu ne l’as pas ? Tant pis, moi pour
ma part j’ai lu avidement et attentivement chaque ligne de toutes tes
interviews, et j’en ai tiré les enseignements.
Premièrement, vois-tu, cette
question de publicité, vous, les jeunes, la concevez, semble-t-il,
complètement différemment que nous autrefois. Nous
n’ignorions pas non plus que la réclame est importante, il est
vrai que nous la qualifiions parfois de gloire, de reconnaissance, de victoire
de nos idéaux et ainsi de suite, néanmoins nous étions
clairvoyants, nous savions qu’il s’agissait simplement de
succès, et nous devinions aussi que ce qu’on qualifie
d’habitude de succès
moral, de reconnaissance et d’estime de nos mérites incarne la
promesse encourageante d’un futur succès plus tangible. Toutefois
il y a une différence essentielle entre vous et nous. Nous utilisions le
mot "réclame", sans doute par naïveté, dans
son sens initial emprunté au commerce. Nous nous imaginions que
l’on fait de la réclame à des articles qui existent, qui
ont déjà été produits au moment où on leur
fait de la réclame. De la même manière, l’idée
de la nécessité de faire de la réclame
s’élevait en nous quand nous, écrivains, peintres ou
comédiens, avions déjà produit quelque chose dans notre
métier – et c’était pour faire reconnaître
notre production que nous voulions y avoir recours.
Mais c’était de la logique, or
la vie et la logique ne s’accordent pas toujours.
La vie d’un nouveau genre, que toi
comme moi avons la chance de connaître personnellement, atteste la
justesse de ta conception, petite Hella.
On se fait d’abord de la
réclame, puis on se met à réfléchir à quoi
on pourrait bien utiliser l’intérêt qu’on a soulevé.
Qu’on connaisse d’abord la
firme, ensuite on verra ce qu’elle pourrait produire et livrer. Une fois
que la confiance est créée pour une firme, peu importe
qu’elle propose du cirage à chaussures aux honorables clients ou
un élixir électrique : la marchandise se vendra, simplement
parce qu’elle sera connue. C’est faire preuve d’une
réflexion désuète au ras des pâquerettes que de se
demander si les gens ont vraiment besoin de cirage à chaussure ou
d’élixir électrique. Une école supérieure de
fabricants des succès mondiaux enseigne, connaissant bien
l’âme humaine, que les hommes n’ont simplement besoin de
rien, et s’il s’avère quand même qu’ils avaient
un besoin, parce qu’ils ont acheté la marchandise, ce ne sont pas
les personnes intéressées qui ont découvert en eux leur
besoin, mais c’est un homme d’affaires génial.
J’applaudis toujours à ces publicités talentueuses qui d’abord
lancent un mot ou un nom inconnu sur les affiches et les prospectus, sans les
commenter, sans expliquer la signification du mot ou du nom inconnu. Ils
attendent que le mot se répande, que tout le monde le connaisse, et
c’est seulement après qu’ils déclarent que le mot en
question cache soit une nouvelle lessive, soit le nom d’un chanteur
"mondialement célèbre" qui "est de passage dans
notre ville". Je n’arrive pas à me débarrasser du
soupçon (et c’est la composante la moins importante du succès)
qu’ils ne décident que postérieurement, selon
l’impact, si ce mot ou ce nom devra lancer une lessive ou un chanteur
célèbre.
Car après tout ça revient au
même.
Voici par exemple le saut mortel de Hella. Le succès de ce saut est commenté
quantitativement et non qualitativement. Dans les journaux de ce matin un
journaliste hilare proclame : Hella a
déjà reçu une centaine de lettres, elle est invitée
par des cabarets, des salons de thé, on lui offre de devenir directrice,
propriétaire de boutiques de modiste, même épouse (une
cinquantaine de demandes en mariage), maîtresse nageuse, bonimenteuse,
héroïne de roman, cavalière, et même je
soupçonne en secret (mais évidemment il est trop tôt pour
le divulguer) secrétaire d’État et ministre des
finances ; maintenant elle hésite : quelle proposition
accepter ?
C’est seulement pour être actrice
de cinéma que personne ne l’invite, pourtant c’est pour cela
qu’elle a sauté dans le Danube, dit-on.
Après tout, est-il
intéressant de savoir pour quelle raison on récolte un
succès ? L’essentiel c’est de le récolter.
Montons donc sur le pont, ce pont conduit
du monde de la misère et de l’indifférence vers le paradis
de la célébrité et de la gloire. Montons sur le pont, mais
n’espérons pas longer tout droit le chemin : il y a beaucoup
d’embûches, et une grande foule s’accumule à la
tête du pont. Il est bien plus simple de s’asseoir au milieu,
improviser un joli petit numéro d’artiste, et alors nous lancer
par-dessus le stupide parapet de l’assiduité et du travail. En bas
la curiosité malsaine règle déjà le faisceau
lumineux de son projecteur vorace. Ce qu’on lui administre lui est
indifférent, pourvu qu’on lui en donne. Son canot de sauvetage est
prêt à nous embarquer, le drapeau rouge est hissé, pourvu
qu’un tourbillon ne nous fasse pas sombrer.
Mais ce n’est pas vraiment
nécessaire.
La reine Gloire ne chicane pas de nos jours
s’il s’agit de savoir à qui tendre sa main secourable.
Nous rencontrons de plus en plus souvent
parmi nous, dans notre métier et même au-delà, des
héros moins téméraires et pourtant victorieux du
succès qui, s’ils sont devenus ce qu’ils sont, c’est
grâce à leur fierté et leur ténacité pour se
faire qualifier de ce qu’ils avaient envie de devenir.
Nous vivons un monde bon marché.
L’homme muscle n’a plus besoin de soulever des masses de plomb ou
des tonnes de rochers. Il lui suffit de grimper sur le devant de la
scène, de montrer ses muscles et de déclarer qu’il est
fort.
Un lion a plus de succès s’il
montre ses griffes, et un prophète s’il se célèbre
en déclarant : « je vois
l’avenir » ! Personne ne lui pose la question :
« dites, que voyez-vous dans cet avenir ? » Pourquoi
hésiterait-il de se vanter ?
Il n’a même pas à
sauter.
Il suffit de faire semblant d’y
songer.
Pesti
Napló, 13 avril 1930.