Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

UN CŒUR SAVANT

J’ai longtemps été moi-même un admirateur de ce savant allemand dont je divulgue ci-dessous l’histoire ; c’est en partie grâce à mes amis médecins, et en partie dans ses écrits que j’ai pu connaître les résultats de ses lumineuses recherches dans le domaine des fonctions du système nerveux.

La personne en question est véritablement un savant et un chercheur éminent. Je pourrais mettre ici sur papier son nom connu si… s’il ne s’agissait pas cette fois  de quelque chose qui caractérise plutôt l’homme.

Mon ami Elek, lui-même médecin passionné, connaît son confrère personnellement depuis Berlin : ils y travaillent ensemble dans un laboratoire, et quand je croise Elek à Budapest, sur ma demande il veut bien me rapporter quelques anecdotes intimes sur son illustre collègue.

Dans la mesure où on peut parler d’intimité à propos d’un homme aussi puritain, qui ne vit que pour la science.

Un jour, en parlant de la personnalité du maître, j’ai exprimé l’hypothèse qu’un savant se consacrant entièrement, de tout son être, toute sa personnalité, au Feu Sacré, au désir surhumain de la Connaissance, au sens commun du terme est dépourvu de "cœur" – aucune place ne subsiste dans son âme pour l’amour, la compassion, l’émotion humaine. Mon ami Elek me pria de me détromper car j’étais dans l’erreur, il était convaincu que le Maître était l’homme le meilleur, le plus doux dans la vie privée, seulement à sa manière extrêmement pudique.

Il y a six mois Elek m’arrêta dans la rue.

- Te souviens-tu de ce que nous disions à propos du Maître ? Alors, qui avait raison ? Veux-tu savoir ce que j’ai appris sur son compte ? Il a donné un exemple de générosité et d’humanité dont peu de gens seraient capables… Te rappelles-tu, je t’ai déjà parlé d’un cas intéressant, d’un petit idiot de dix ans. Le Maître a longuement étudié la morphologie particulière de sa tête, il a émis certaines hypothèses scientifiques. Eh bien, cet enfant infirme, impotent, ce pauvre idiot, le père voulait le ramener au village où il s’en occupe comme d’un animal. Le Maître n’avait apparemment aucune objection, jusqu’au dernier jour, quand il a pris le père à part, il lui a proposé une somme d’argent et il a déclaré qu’il voulait adopter son fils car il avait appris à l’aimer… Ce qui fut fait. Il a adopté l’enfant, il vit chez lui, il s’en occupe comme de son propre fils. Qu’en dis-tu ? Quel homme merveilleux !

J’ai haussé les épaules et déclaré que je ne croyais pas un mot de cette histoire.

Hier j’ai revu Elek. Au cours de la conversation, c’est moi qui suis revenu sur le sujet. Il fit un geste de désespoir.

- C’est toi qui avais raison…

- Il ne l’a pas adopté ?

- Mais si. Et comment ! Il l’a adopté. L’enfant vit toujours chez lui dans sa maison et il porte son nom. Le Maître me l’a dit lui-même.

- Mais alors ?!...

- Comprenne qui pourra ! Ce sont de drôles de phénomènes, ces savants… Écoute, l’autre jour j’ai lancé ce sujet avec lui, pudiquement et prudemment… En prenant garde de ne pas offenser sa modestie, j’ai rendu hommage à cette action magnanime… Tu veux savoir ? Il est devenu tout rouge de fierté modeste et les yeux brillants, se frottant les mains, il m’a dit mot pour mot : « C’était une bonne idée, cette adoption, hein ? Je me suis bien débrouillé… Après tout le père avait tous les droits… il aurait emporté ce gosse, qui aurait péri quelque part au fond d’un trou, sans que personne ne s’en avise, on l’aurait enterré dans une fosse quelconque – et moi je n’aurais jamais remis le grappin sur cette morphologie de crâne tellement intéressante pour une dissection, or la littérature ne connaît jusqu’à présent que deux cas semblables.

 

Pesti Napló, 16 avril 1930.

Article suivant paru dans Pesti Napló