Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BUT POUR LA HONGRIE, COUPE POUR L’ITALIE[1]
ou
Débâcle de foot digne de
Világos[2] et catastrophe de
Mohács au stade de Üllő
Tragédie sportive en cinq buts, au miroir de l’âme
d’un Hongrois proscrit
Prologue
Non, quand même, c’est magnifique !
Quarante mille personnes et cette ambiance, ce quelque chose indicible qui
vibre dans l’air, l’ivresse des grands événements
historiques, n’ayons pas peur du mot – et en bas le terrain, le
terrain, écrivons-le avec une majuscule : le Terrain, en
réalité un champ de bataille, le marché des grandes
victoires, et en haut la tribune, le gouverneur et le gouvernement – et
la radio qui diffuse au monde et le haut-parleur qui tonne des mots solennels,
des mots à couper le souffle… et des millions d’hommes qui
regardent…
Un jeu ? Un sport ? Un cirque, des
gladiateurs ?
Peut-être – peut-être même
plus !
Peut-être vraiment l’Histoire !
Dans nos livres d’histoire nous avons appris des
batailles et nous avons compris qu’elles ont dirigé le destin des peuples,
beaucoup plus, de manière bien plus tangible que les idéaux et
les pensées… Mais qu’est-ce que c’était, ces
batailles ? Étaient-elles les confrontations animales de la cruelle
lutte pour la vie ? – pas plutôt une sorte de gant
lancé au destin, au nom de l’amour-propre et d’une
fière et noble volonté ?
Les anciennes batailles décisives
n’étaient pas menées par des centaines de millions
d’hommes comme de nos jours, au temps de la conscription obligatoire.
Quarante mille hommes, quand ils criaient, au nom des tous, la décision
était acceptée par le peuple et le pays, ils y lisaient
l’intention des dieux et le vaincu s’inclinait, il acceptait la
défaite, comme si chacun de ses fils avait été battu séparément.
Et pourquoi quarante mille ?
Les Horace et les Curiace n’étaient que
trois et trois, face à face, et pourtant c’est leur duel qui a
décidé entre deux pays lequel devait se soumettre à
l’autre.
Ici aujourd’hui ils sont onze contre onze.
Mais ils sont suivis, regardés,
écoutés à travers la radio et les haut-parleurs, en
comptant aussi les rois et les gouvernements du globe entier, cent fois autant
que ceux qui ont suivi la bataille d’Actium, annonce de la naissance
d’un empire mondial ou même ceux qui ont assisté à la
chute de Rome, jadis.
Comment savoir si l’écriture future de
l’histoire ne considérera pas ce jour d’aujourd’hui
à la façon dont nous considérons aujourd’hui les
Thermopyles ? Et le nom de Aknai[3], qui vient à cet instant de
pénétrer sur le terrain à la tête des merveilleux
hongrois, comment savoir si son nom ne sera pas gravé dans les livres
d’histoire des écoliers des siècles à venir, comme
nous avons appris en classe le nom de Leonidas ?
Car c’est lui qui gardera les buts,
là-bas – face aux onze jouteurs de Combi-Xerxès.
Mais silence ! Le sifflet a retenti…
Hongrois ! Mes frères ! En avant !... Au nom d’un
plus bel avenir !...
Premier
but
Eh bien oui – l’élan était
trop grand – l’enthousiasme des gars héroïques a trop moussé, mais ça ne fait rien ! Que
les Alalas[4] soient contents de l’autre côté,
puisque József Vass[5] à bouche d’or avait dit que nous devons
être chevaleresques, l’hospitalité hongroise et autres
tralalas – on a bien fait de laisser entrer ce seul but, de toute
façon c’était un penalty, pas un vrai but, ça
n’empêche que je ne comprends pas ce qui s’est passé
avec les cinq corners, comment on a pu ne pas marquer une seule fois ?
Bon, d’accord, c’était convenable de les laisser
s’offrir le premier but par politesse, un but décoratif, un but
d’honneur, pour qu’ils en aient un eux aussi, d’accord,
c’est fait, mais maintenant fini les politesses ! En revanche je ne
comprends pas très bien ce que fait ce Titkos[6], il se plante là devant leurs buts et au lieu
de shooter, il danse d’un pied sur l’autre – allez, vas-y,
qu’est-ce que tu attends, mais qu’est-ce que tu as fait, pour
l’amour du ciel ? Tu as tiré à
côté ! Je ne comprends pas… il est là, le but,
devant lui… mais alors pourquoi… et alors pourquoi pas dedans ?... Il doit y avoir un
truc, j’en suis sûr, un coup diplomatique d’échecs,
quelque haut intérêt d’État, on ne peut pas juste
comme ça, tout de go, mettre dans le filet, tu comprends, seul un
dilettante l’aurait fait, des joueurs géniaux d’une telle
classe ne peuvent pas marquer un but de cordonnier – ça, tu ne peux
pas comprendre, tonton Domonkos. Il y avait là
une situation de but, on ne devait pas trop se presser, c’est vraiment
comme au jeu d’échecs – il va maintenant mettre la cage
italienne échec et mat, il va passer à Hirzer[7], Hirzer passera de la
tête à Opata[8] et Opata renverra à Titkos, qui ensuite par ruse fera semblant de ne pas
pouvoir tirer, sur quoi le pauvre Italien fera un corner, là-dessus le
grand Opata enverra le corner dans le filet
d’un de ses tire-bouchons de maître, c’est une énigme
en cinq degrés dont l’objectif est l’édification
méthodique du but d’égalisation suivi d’un autre pour
mener, ce dont il serait encore trop tôt de parler, Messieurs, alors,
s’il vous plaît, veuillez rassurer l’opinion publique, car si
nous onze tenons fermement notre place, Messieurs, nous trouverons le moment
opportun pour faire valoir glorieusement le savoir hongrois, Messieurs, la
volonté hongroise, Messieurs, la supériorité hongroise,
Messieurs, la…
Taisez-vous, tonton Domonkos,
cessez de parler de vos angoisses de profane, du genre : qu’est-ce
qu’il se passera si au milieu de ce plan génial les Italiens aussi
font un coup, ou plutôt tirent, parce qu’on dirait ils aiment bien
gigoter des gambettes eux aussi, même si c’est dans le
désordre, sans méthode, mais quand même…
D’ailleurs on a sifflé la mi-temps,
préparons-nous pour la glorieuse deuxième mi-temps –
jusqu’ici ce n’était qu’un échauffement,
l’action ne va que commencer.
Elle commence !
Hum…
Que se passe-t-il avec cette cage italienne ?
Est-elle barrée de fils de fer, ou cachée par un mur invisible,
une vitre, ou quoi… Titkos a modifié le
plan original et maintenant, par ruse, il fait semblant de vraiment être incapable de bien viser ?... Ah, je vois,
il doit y avoir une astuce… Maintenant il s’étale au sol et
fait semblant d’être mort…Les brancardiers
l’emportent… Ça ne fait rien, nous saurons faire face au
surnombre, sans même que notre pipe s’en éteigne… La
seule chose qui me gêne un peu c’est l’heure qui tourne,
pendant que… pendant que, zut, qu’est-ce qui se passe ?
Deuxième
but
Mais que font ces Italiens ? Mais ils ne savent
pas jouer – ils gâchent les plus belles
positions hongroises… Voilà ce qui se passe quand on met face
à face un excellent escrimeur et un type sauvage et brutal… Il
taillade dans tous les sens… Et à la fin tout à l’air
que… comme si nous ne savions pas jouer, nous…
Troisième
but
Ridicule !
Je vous en prie !
Ça ne vaut pas la peine… d’assister
à cette connerie…
Mais vraiment, je ne comprends pas !
Comment quarante mille personnes peuvent accourir pour
voir ça…
De quoi il retourne en réalité ?
On tire une balle, dans tous les sens. La balle court
tantôt par ci, tantôt par là. C’est une question de
hasard.
Dépenser tant d’argent pour un pareil
enfantillage.
Ce n’est pas fait pour un vrai Hongrois,
c’est moi qui vous le dis, tonton Domonkos.
C’est bon pour un Allemand, cette ruse, cette
clownerie. Ce sont des saltimbanques, et des charlatans qui s’agitent
comme ça chez nous. Un vrai Hongrois préfère attraper son
gourdin, par le bon bout, quand il s’agit de montrer qui est
l’homme dans cette auberge !
Une main ? Et quoi encore ? Avec toi tu veux
qu’il y touche, si pas avec la main ?
Quel est l’abruti qui a pu inventer une pareille
connerie ?
Quatrième
but
Plein dedans !
C’était splendide !
Un autre comme ça !
Evviva, les Italiens ! Allez l’Italie !
Holà, la cage hongroise ! On va vous
montrer ce que c’est que l’hospitalité hongroise !
Vous en avez encore beaucoup des buts ? Je vous
en prie, servez-vous ! Plus on est de fous… !
Comment c’est déjà, la
comptine ? « La porte dorée est ouverte, entrez, ne vous
gênez pas ».
Vous êtes bien naïfs ! Ce n’est
pas du foot, ça – c’était une blague ! Ce
n’est même plus une cage, c’est un entrepôt de buts.
N’importe qui peut venir et déposer là-dedans ses buts
inutiles, gratis et hors taxes, sans pénalités.
N’auriez-vous pas par hasard un but en poche ? Si oui, venez,
apportez-le sans crainte !
Vous, buts du monde entier, sans domicile fixe –
soyez les bienvenus, nous allons vous abriter, rendez-vous dans la cage
hongroise !
Cinquième
but
Et toc !
Bravo !
Ça fait combien maintenant ? Quoi ?
Cinq seulement ?
Impossible !
Ça doit bien faire neuf, vous avez mal
compté, tonton Domonkos !
Comment c’était déjà, avec le
Juif de jadis, condamné à vingt-cinq coups de bâton ?
Après le neuvième il relève la tête et regarde
autour de lui, soupçonneux.
« Zählt da jemand ! »[9]
*
Au demeurant, veuillez lire des livres, allez au
théâtre, au concert – c’est la langue qui fait la nation,
pas les pieds.
Ce comment-on-dit déjà, ce football ou
quoi, ça ne presse pas.
Ce n’est pas ça qui décidera du
sort de la nation.
Pesti Napló 13 mai
1930.
[1] Match du 11 mai 1930, Italie 5, Hongrie 0 (coupe internationale 1927-1930).
[2] Ville hongroise, actuellement en Roumanie (Siria) où s’est terminée le 31 juillet 1849, la révolution hongroise de 1848.. Mohács, ville du sud de la Hongrie : bataille perdue contre les Turcs en 1526.
[3] János Aknai (1908-1992). Champion de Hongrie et de France de Football.
[4] Dans la mythologie grecque, Alala (en grec Αλαλά) est une déesse mineure allégorique. Elle personnifie le cri de guerre.
[5] Jázsef Vass (1877-1930). Homme politique du parti chrétien.
[6] Pál Titkos (1908-1988). International hongrois, 13buts.
[7] Ferenc Hirzer (1902-1957). Rejoint le club Hungaria FC en 1927 après une brillante carrière à la Juve.
[8] Zoltán Opata (1900-1982). Footballeur et entraîneur, six titres de champion de Hongrie.
[9] Il y a quelqu’un qui compte ?