Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PATATE ET AÉROPLANE
Foire
internationale
Je n’y peux rien, je l’adore.
J’adore ce bruit, cette fièvre, le bruit des trompettes et des
haut-parleurs dans l’ambiance, dans le ciel bleu éblouissant du
printemps, comme si tonnaient les trompettes du jugement dernier : tout
doit disparaître, rien ne doit rester, c’est la foire de la
dernière chance ! Pendant que mon autobus file vers le Bois de la
Ville, on l’entend dès l’Avenue Andrássy, le brouhaha
de la Foire remplit tout l’espace, et dans mes veines le petit
garçon insatiable qui autrefois devait se contenter d’une sucette,
commence à palpiter tel un poulain attaché à sa longe
– à moi toute la foire ; sinon, valait-il la peine de
grandir ?
Comme tout cela est à mon
goût ! Cette magnifique et bouillonnante foire moderne,
rénovée, les mégaphones hurlants ! Une force
surnaturelle, comme si c’était la parole de Dieu, un cri
inouï, réveille de son sommeil la nature étonnée
– ce n’est pourtant ni un tremblement de terre ni la foudre divine
ni un raz de marée : c’est une voix humaine surhumaine qui
parle ! Elle n’envoie son message, son arrogante déclaration
de guerre, ni à la nature, ni aux étoiles lointaines – si
tu te concentres un peu, tu reconnais avec surprise dans ces grondements
célestes le trémolo sentimental de notre brave Weygand[1] assurant une jeune blonde de la constance
de son amour, sur un disque de gramophone, mais quelle importance ? Heine
voulait écrire le nom d’Agnès sur le ciel avec une torche
en sapin – pourquoi se plaindre si la technique et la science
réalisent le rêve du poète ?
J’adore, moi, la publicité,
qu’elle soit parole ou image, prospectus ou radio – tu peux
toujours me parler de foire aux vanités, de compétition
enragée, d’avidité, de mensonge, tromperie,
séduction – moi, je la crois du premier mot jusqu’au
dernier, cette bonté et cette affection admirative,
généreuse, qui émane de ses phrases ; je crois tel
qu’elle le dit que de jour comme de nuit, sans se ménager, tous
ces industriels, ces artisans et ces inventeurs se sont
tourmentés : comment rendre ma vie plus facile, ma vie à
moi, plus confortable, plus heureuse, moins chère, plus merveilleuse,
que Dieu les bénisse ! Parce que vraiment, ils ont raison, ce
n’était pas une vie, celle que j’ai vécue
jusqu’ici – tu as raison, papa Masseur électrique, mon
vieux, moi j’étais ramolli et fatigué, migraineux, souvent
de mauvaise humeur, mais tout va changer désormais, n’est-ce pas,
si pour la bagatelle de quelques couronnes, à tempérament, ou pas
même à tempérament mais quasi gratuitement puisque je ne
m’en apercevrai même pas, je fais livrer chez moi cet appareil
– et tu as raison, maman Machine à laver, que le ciel bienveillant
te récompense d’avoir pensé à moi : que
d’argent et que de fatigue j’ai toujours gaspillé pour la
lessive, mais cela va changer maintenant – et tu as raison aussi, mon
frère Tue-punaises et mon
copain Eaugazeuseàlamaison et mon oncle Pavillonfamilialencinqheures, j’étais
irréfléchi et négligent, j’ai failli oublier
d’ajouter que j’étais ennemi de moi-même pour avoir
loué ceci, gaspillé et payé cela, plutôt que courir
directement dans tes bras à toi, l’unique qui savais, avant que
j’en sois moi-même conscient, de quoi j’avais besoin, ce
qu’il me fallait – vous avez raison, chacune de vos paroles vaut de
l’or, je viens, j’arrive, je cours, je me le procure, je
m’abonne, je me le fais livrer, je fais juste un premier essai, et puis
je n’utiliserai plus jamais rien d’autre, vu que tout ce que
j’utilisais avant n’était que falsifications sans valeur
– oh, qui mieux que moi saurait à quel point tout
n’était que pacotille, contrefaçon ! Merci, merci
à vous, authentiques réformateurs du monde, rédempteurs,
tue-punaise et moulin-légume et fenêtre-par-le-haut, camarades,
merci de m’avoir ouvert les yeux !
Et si je ne devais pas craindre le
soupçon malveillant que je serais payé pour faire
l’article, d’avoir vendu ma plume "à des fins
publicitaires", à l’avance ou à la commission,
j’écrirais ici vos noms, je recommanderais
généreusement à tous, le plus chaudement, d’essayer
au moins une fois – mais que puis-je faire ? Oh combien de fois il
m’est arrivé de louer (involontairement, cela
m’échappait) sans y être invité, sans
arrière-pensée, quelque génial article industriel, un
produit alimentaire bien réussi, une politique intelligente, car
ça me plaisait vraiment,
j’en étais satisfait et cela me faisait plaisir – rien
à faire, ce soupçon paralysait mon enthousiasme d’enfant.
C’est souvent comme ça.
Il me plaît également de vous
voir voisiner paisiblement, comme qui n’a rien à cacher –
vous tolérez les cris du concurrent qui tente de surpasser les
vôtres. J’adore cette tranchée, ce combat à couteaux
tirés, jusqu’à la dernière goutte de sang, mais au
moins productive, la Grande Foire, lieu de corps à corps de masse, mais
où les balles simples de la réclame ne sont pas découragées
par les mitrailleuses, les shrapnells, les quarante-deux et le bouquet final de
la publicité.
Au pied de la tente royale où le
fier aigle Humain, l’aéroplane Caproni
à quatre sièges déploie ses ailes (achète-le et tu
pourras sauter dedans illico), on vend des lacets de chaussure de type nouveau
(car, n’est-ce pas, tu dois bien attacher tes chaussures !).
Plus loin on offre à la vente une
maison de week-end toute montée, mais on te la démonte si tu
l’emportes – plus à gauche un honorable gentleman
présente avec flegme un mécanisme tout ce qu’il y a de
simple : devant lui, sur une table, des pommes de terre et des
choux-raves. Veuillez observer, dit-il, je pique ce couteau dans la pomme de
terre et je l’étire par le bas. Voyez les entrailles de la pomme
de terre qui sont extraites et constituent une forme fantastique, tel un piston
à vapeur, si belle qu’elle pourrait servir à décorer
nos vitrines, mais préparons-la plutôt en salade…
Par ici, par ici, s’il vous
plaît, c’est le quartier des inventeurs. Le plus beau est la
machine à gaver les oies. Une oie vivante, sanglée à une
planche, son bec est surmonté d’une sorte de tube dans lequel tu
tasses du maïs par en haut, et une seule pression suffit pour enfoncer
automatiquement la pâture dans la gorge dilatée. Directement
à côté on vend de bizarres pantoufles quadrupèdes,
tu n’as qu’à les chausser et tu te promèneras dans
l’eau comme le Christ, seule ta tête dépassera.
Je suis enchanté par la maison
familiale automobile, dans laquelle on trouve lits, lavabos, bureau,
cuisinière à gaz et baignoire. Et n’est-il pas merveilleux
ce dernier disque de gramophone, une plaque de celluloïd fine comme du
papier, qu’on ne peut ni casser ni rayer, et une excellente musique
enregistrée sur ses deux faces ? Ta collection de disques occupait
toute une armoire, désormais un tiroir suffira.
Et ces plaisants
réfrigérateurs, et ce grillage de fer qui semble être du
verre. Et cette marmite à cuisson rapide, elle prépare
simultanément tout le déjeuner et en plus elle se met à
chanter lorsque au bout d’une heure elle a achevé son
travail ; et cet appareil à extirper le cor-au-pied avec sa racine
en deux minutes, et la rose de Jéricho, et le mobilier de chambre
solidarisé sur roulettes, et le tire-bouchon idéal, et le paillasson
Plaisir Universel, et le détecteur de pieds plats, et le génial
protecteur de porte qui a compris que, si ta porte se salit, c’est parce
que tu ne la saisis pas par la poignée – et surtout le bateau
pneumatique, ce bateau pneumatique dont j’ai besoin depuis si longtemps,
tu l’attrapes et tu le portes sous le bras jusqu’à
l’eau, là tu le gonfles et déjà tu peux te bercer
sur le miroir du lac, oh si je pouvais m’en acheter tout de suite une
douzaine !
Car c’est vrai, tout me plaît
ici, et je veux tout acheter, et je monte aussitôt dans l’avion, et
je tire derrière moi ma maison de vacances par le lacet et
l’éviscérateur de pommes de terre, et je ferai
décorer les hublots du cockpit de roses de Jéricho afin de
pouvoir de bonne humeur gaver mon oie avec ma machine, que mon brave cuiseur
rapide me préparera en à peine quelques minutes, à la
musique de la radio sur secteur, réglage par la pression d’un
bouton.
Que Dieu bénisse ceux qui ont
inventé la foire, et dedans surtout le "Palais du Vin"
où, avant même de dire ouf, on peut descendre cinq ou six verres,
à trente-six fillérs chaque, du meilleur vermouth, grâce
auxquels, comme vous pouvez le constater, une clarté objective
s’allume dans le cerveau obtus de l’homme
d’aujourd’hui.
Pesti
Napló, 11 mai 1930.