Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SOUABE

 

Mon excellent ami peintre qui a créé une grande école de l’affiche d’art et qui a égayé les murs de la capitale de ses posters personnels et originaux, est célèbre pour avoir consciencieusement étudié la nature de l’objet ou de l’article industriel dont il devait vanter les mérites.

Récemment c’est une entreprise d’insecticides qui lui a commandé des affiches, plus précisément orientées contre les blattes (blatta germanica) ; il devait souligner l’effet miraculeux de leur produit omnipuissant, de façon symbolique et convaincante.

Le peintre, disciple de Michel Ange et de Leonardo, un esprit "renaissance", a rapidement compris que la solution de la grande entreprise devait comporter deux parties. Contrairement aux préraphaélites, qui d’emblée idéalisent le sujet, lui devait d’abord étudier la nature vivante, il ne pouvait composer qu’en possession de la réalité en chair et en pattes, avant d’harmoniser les éléments en un idéal.

Par conséquent, une fois qu’il s’est mis d’accord avec le généreux Borgia – Miksa Baumfeld, le Principe de la firme, c’est-à-dire son directeur général, il se retira dans son atelier, il envoya son domestique à la recherche d’une blatte vivante, n’importe où, car il ne pouvait pas faire confiance aux notes de Brehm et autres chercheurs.

Le fidèle domestique se cassait la tête : où s’adresser ?

Ainsi sommes-nous avec les blattes : quand on n’en a pas besoin elles viennent tout de suite en masse, mais pour une fois qu’on en a besoin, il n’y en a pas.

Il se doutait vaguement de n’avoir guère de chance de trouver un marchand de blattes dans la ville, les conditions économiques sont mauvaises, ce serait trop demander.

Il alla donc chez un boulanger, se fiant à une intuition. Le boulanger lui répondit avec regret qu’il venait de faire cuire la dernière blatte dans un pain, qu’il veuille plutôt s’adresser à son voisin, le crémier.

Le crémier, ayant mal compris la demande, lui fit faire un trajet inutile, dans la mesure où il l’envoya à Budakeszi, en banlieue, où s’étaient bien manifestés quelques Souabes, des Allemands, à la nouvelle qu’on cherchait un modèle bien payé pour un peintre ; mais quand il s’avéra qu’il s’agissait d’exterminer les Blattae germanicae, ils brandirent des fourches, le pauvre dut fuir.

Quand le peintre le vit revenir les mains vides, il eut l’idée de s’adresser directement au fabricant d’insecticide.

On lui répondit qu’on lui en enverrait une le lendemain.

La nuit le peintre fit un rêve.

Une grande blatta germanica se planta devant lui, couverte d’un linceul blanc. Elle le supplia de se dispenser d’exécuter ce projet pour l’entreprise, elles ont vécu heureuses jusqu’à présent (elle-même est morte de mort naturelle), mais que leur adviendra-t-il si les humains apprennent à quoi ressemble une blatta germanica ?

Le matin, le peintre se souvenait encore de son rêve nocturne, il peignit l’insecte, de façon idéalisée, tel qu’il lui revenait à travers la nébulosité du rêve, tout comme Leonardo Da Vinci pour peindre Mona Lisa. Sur la figure de la blatte apparue sur l’affiche on retrouva le sourire de la Joconde.

 

Pesti Napló 29 mai 1930.

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