Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DÜSSELDORF
Petite
scène, dans l’imaginaire d’une bourgeoise de Pest
Le 31 mai 1930.
À Madame E.G.
La scène se passe
dans la maison de la belle-mère du Vampire de Düsseldorf[1],
l’après-midi, à l’heure du goûter. Une
pièce simple, meublée selon le goût petit bourgeois. Sur la
table, café et kouglof. Sont présents : Malvinaa,
la femme du Vampire, la Mère de Malvina, l’oncle Boldizsár,
Hermina une amie, plus tard Trude une autre amie,
Károly le frère de Malvina, les enfants du Vampire : Samuka et Misike. La scène
se passe le jour où le matin, le Vampire est passé aux aveux.
La MÈRE
(après un long silence pendant
lequel tout le monde reste mornement muet, on n’entend que le tic-tac
allègre de la pendule, elle pose tendrement la main sur le bras de sa
fille, qui sanglote amèrement, recroquevillée dans un coin du
canapé) : Malvina !
MALVINA (sanglote bruyamment)
La MÈRE (tendrement) : Malvina !... Cesse de pleurer…
MALVINA : Laissez-moi, Maman…
La MÈRE
(désespérée) :
Bois au moins un peu de café, ma petite fille… Ça te fera
du bien…
MALVINA :
Je ne veux rien, Maman, ne me torturez pas, vous aussi… (elle crie en secouant le poing.) Le
salaud ! Le salaud !
La MÈRE : Allons, allons…
Ma petite Malvina… Ça passera… Ne prends pas ça
à cœur…
ONCLE BOLDIZSÁR (plaisante) : Un de perdu, dix de
retrouvés !
MALVINA (pousse un hurlement.)
La MÈRE :
Oncle Boldizsár, cessez vos plaisanteries… Ne voyez-vous pas comme
elle est nerveuse ?
ONCLE BOLDIZSÁR : Bon, bon… Je pensais qu’un
peu de gaîté… (Il
regarde le journal, hoche la tête.)
HERMINA :
C’est normal, on chiale, puis on se calme !... Tu crois que les
choses comme ça n’arrivent qu’à toi ?...
C’était pareil pour moi quand on a appris cette saloperie de mon
Henrik, avec cette minable petite choriste… La maison Brozovics
s’est écroulée… J’ai cru en crever… puis
j’ai compris qu’il valait mieux lui rendre la pareille… On
est jeune… Oh les hommes… Je peux me servir un peu de kouglof,
Madame ?...
La MÈRE : Prenez, prenez,
c’est pour ça qu’il est là.
MALVINA (sanglote) : Il me disait qu’il allait au
café !...
La MÈRE : Allons… petite
Malvina… ma petite fille…
MALVINA :
Toujours au café !... Et moi je le croyais !... Tout sucre
tout miel : « Ma petite, je descends un
moment ! » Et quand il revenait, il m’embrassait et me
demandait : « Tu ne t’es pas ennuyée ma
petite ? »… Et pendant ce temps… quelle
horreur… chaque fois une autre… Dix-sept !... (Elle hurle.) Le salaud !... Quel
salaud !...
ONCLE BOLDIZSÁR (gêné) : Il ne faut
pas… il ne faut pas tout prendre à la lettre…
La MÈRE :
Peut-être qu’il était nerveux lui aussi… Il ne se
sentait pas bien, il avait beaucoup de soucis… Quand c’est comme
ça, les hommes ont besoin de s’amuser…
MALVINA (violemment,) : Vous le défendez peut-être ?
La MÈRE :
Pas du tout, ma chérie… Comment pourrais-je le
défendre ? Mais il faut être intelligent… nous, femmes,
devons être intelligentes… nous devons être plus
intelligentes que… que se passerait-il si nous perdions la
tête ?... Quand je pense que ton père… (Elle soupire, résignée.)
Tu ne serais peut-être pas venue au monde si je n’avais
été intelligente.
MALVINA (hurle) : Je ne veux plus le voir !... Plus
jamais !...
La MÈRE : Bon, bon… tu as
besoin de dormir…
MALVINA :
Jamais !... Jamais !... Dix-sept !... Et toutes ces
femelles… des boniches… des plongeuses… plus minables les
unes que les autres… pouah… pas même bonnes pour
m’essuyer les pieds… (elle
crache) C’est de celles-là qu’il avait besoin !...
C’est celles-là qu’il trouvait du plaisir à
assassiner… pendant que je l’attendais à la maison…
toujours propre… parfumée… appétissante… pour
lui plaire… mais ce n’est pas moi qu’il voulait ! (Elle sanglote.)
HERMINA :
Les hommes sont tous des cochons !... Mais, tu sais, Malvina, quand on y
pense, nous ne sommes pas des anges non plus… Tu aimais aussi faire la
coquette, il aimait aussi chercher ailleurs, point final ! Tu n’as
pas besoin de gémir – envoie-le au diable, tu ne manques pas de
prétendants, tu en as choisi un épousable. Vous divorcerez, ce
n’est pas compliqué. Je te jure que le Krámer
se léchera les dix doigts si tu acceptes d’être sa
femme !... Ou bien Gyula… bien mieux fait que ton mari… et
plus riche aussi…
MALVINA
(sanglote) : Jamais…
jamais… j’en ai assez des hommes… Il me disait qu’il
descendait au café… et puis voilà… (Elle sanglote.)
La MÈRE : Laissez-la, Hermina, je la calmerai dès qu’on pourra lui
parler…
ONCLE BOLDIZSÁR : Il se passera bien quelque chose…
on n’a jamais vu qu’il ne se passe rien.
Károly et Trude arrivent
de la ville
KÁROLY
(fait irruption victorieusement en
brandissant un paquet de journaux) : C’est
génial !... Les journaux en sont pleins !... Quelle
presse !... Les Autrichiens y consacrent leur éditorial, avec
photo !… Cet après-midi nous aurons aussi les journaux
français et anglais !... Même moi j’ai donné une
interview !
La MÈRE : Eh ben !... Tu
peux être fier ! Voilà comme il est ton
beau-frère !
KÁROLY
(étourdiment) :
Quoi ? Le succès c’est le succès ! (À Malvina.) Qu’est-ce que
tu as à chialer encore ? Tu pourrais être contente… La
femme d’un homme célèbre… Tu vas entrer dans
l’histoire… Un éditeur a téléphoné ce
matin pour savoir s’il y a quelqu’un dans la famille capable
d’écrire la biographie du Vampire, en qualité de
témoin oculaire… Il a parlé de trente mille marks…
J’ai d’ailleurs déjà publié deux nouvelles
dans Vossische…
ONCLE BOLDIZSÁR : Les enfants ne devraient pas entendre
tout ça… Samuka, Misike,
rentrez à la maison…
TRUDE (sur un ton supérieur) :
Salut, Malvina… Je ne suis pas cynique, tu sais… mais Károly
a raison… Cesse de pleurnicher. Pourquoi tu fais tout un plat de tout
ça ?... Ton mari est un salopard… mais un homme
intéressant ! Tout spécialement intéressant !...
en plus tout le monde en parle !... On a publié une chouette photo
de lui… J’avoue qu’il me plaît, c’est plus fort
que moi… Au cas où vous divorceriez… je ne dis pas que vous
devez divorcer – mais si ça arrive… je ne ferai pas tout un
plat des… je le déshabituerai de ces polissonneries ! Il
aurait besoin d’une femme solide auprès de lui,
pardonne-moi…
MALVINA (sanglote).
La MÈRE
(sur un ton guerrier) : Fichez
la paix à Malvina, ne voyez-vous pas dans quel état elle
est ? Viens, ma fille, va t’allonger un moment… ça te
fera du bien… je vais te bercer…
Malvina, toujours en sanglots,
soutenue par sa mère ; passe dans la chambre voisine. Pause.
HERMINA (ironiquement) : Alors, comme
ça, il te plaît ?
TRUDE (hausse les épaules) : Pourquoi
pas ? Jusqu’à présent il ne m’a pas beaucoup
occupé l’esprit, pourtant tu sais bien qu’il m’a aussi
fait la cour… mais je n’avais pas réalisé que…
(elle frissonne) qu’il
était aussi attirant…
HERMINA :
Pauvre Malvina !
TRUDE :
Malvina est une petite oie. Malvina est la Dorothée pudique d’Hermann[2]. Aujourd’hui une femme doit
comprendre bien des choses.
Pendant ce temps, dans la
pièce voisine.
La MÈRE
(caresse les cheveux de Malvina qui est
allongée, elle lui parle doucement) : Essaye de dormir, ma petite
fille !...
MALVINA (hystériquement) : Tu as
entendu !? Tu as entendu cette chipie de Trude ?
La MÈRE :
N’écoute pas ce que disent tes amies ! Elles ne sont des
amies que tant que tout va bien… Elles défilent toutes ici pour se
lamenter alors qu’en secret elles jubilent à tes
dépens !... Il ne manquerait plus que…
MALVINA (sanglote) : Le salaud !... Le
salaud !...
La MÈRE :
Bon, bon… C’est normal que tu lui en veuilles, ma
chérie… Mais tu vois, le monde ne changera pas… L’une
le maudit, l’autre l’encense… On doit être
intelligent… Tu as entendu ce qu’a dit Károly à
propos de cet éditeur… les trente mille marks… Votre
problème était que vous étiez pauvres… Je n’étais
d’ailleurs pas très chaude pour ce mariage… plus tard je
l’ai accepté, mon unique souci était que tu sois
heureuse…
MALVINA :
Je veux divorcer d’avec cette canaille !... Je veux
divorcer !... Canaille !... Il sait dans quel état je me
trouve, et il ne se donne même pas la peine de
téléphoner !... Il n’a pas téléphoné,
n’est-ce pas ?!...
La MÈRE :
T’occupe pas de ça !...
MALVINA :
Je divorcerai ! Bien fait pour lui !...
Pesti
Napló, 1er juin 1930.