Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
EXCÈS DE ZÈLE
Ainsi parla mon ami Sándor.
Allons, foutaises, civilisation,
solidarité humaine, ouest-européanisme.
Il ne faut tout de même pas les
exagérer.
Que dis-tu ? Qu’on ne peut pas
les exagérer assez ? Eh bien, je vais te relater un cas qui
prouvera qu’on peut.
Alors écoute. Je rentre par
l’express de Transylvanie. Le voyage est long, sur le siège face
à moi un brave gentleman, nous ne nous dérangeons pas, il lit, je
lis aussi. Le train est arrêté en gare de Szolnok, mon
congénère sur le siège d’en face est
profondément immergé dans son livre. Les roues sont sur le point
de trépider, quand il émerge : fichtre, dit-il, c’est
ici que je dois descendre ! Il prend aussitôt son chapeau et sa
valise, il fourre son livre tel qu’il est dans sa poche et
déjà il saute du train qui s’ébranle.
À cet instant je remarque
qu’il a oublié son beau loden vert à la patère.
Après une seconde de joie maligne à l’idée
d’imaginer cet étranger en colère, je suis pris de honte :
comment ? Peux-tu considérer un congénère comme
étranger, un compatriote de ta patrie européenne ?
Et déjà je décroche le
pardessus, me penche à la fenêtre et crie après lui. Il
n’entend plus, il est déjà à la sortie. Par chance
(une grande chance, on le verra plus tard), un porteur passe justement sous ma
fenêtre, je lui lance le manteau sur la tête : regardez, mon
ami, ce monsieur à la sortie, c’est son manteau qu’il a
oublié, courez vite, rendez-le lui.
Du train qui prend de la vitesse je
l’aperçois encore qui l’attrape in extremis et lui tend le
manteau. Mon ex-compagnon de voyage lui explique quelque chose à force
gestes, il se plaint probablement de sa distraction habituelle, le porteur
hausse les épaules, se gratte la tête – il ne doit pas
être satisfait du pourboire, puis l’étranger aussi hausse
les épaules, prend le manteau, je ne vois pas davantage, mon train a
quitté la gare.
Je me rassois avec un sourire de
satisfaction. C’est tout de même rassurant de se sentir un homme
civilisé. Je serais bien content, moi, si quelqu’un était
aussi prévenant et zélé à mon égard. Surtout
dans le cas présent quand la personne ne peut même pas
m’exprimer ses remerciements et sa gratitude, n’ayant pas le temps
de le faire. Il gardera simplement en mémoire le souvenir d’un
gentleman bien élevé, généreux, qui s’est
donné du mal pour qu’il recouvre son pardessus. Arrivé chez
lui, il pourra raconter : un monsieur remarquable était assis en
face de moi dans le train, j’ignore qui il était, mais tu sais,
Matilda, c’est à lui que je dois d’avoir encore mon manteau.
Et Matilda hoche la tête en souriant, elle essaye de m’imaginer,
à quoi je dois ressembler… plus grand d’une tête que
son mari… blond, aux yeux bleus…
Un homme nerveux fait les cent pas dans le
couloir, il jette des regards répétés dans mon compartiment.
Il hoche la tête, va plus loin, puis revient. Enfin il se décide
et entre.
- Excusez-moi, ce doit être le
compartiment…
- Quel compartiment ? – lui
demandé-je avec hostilité parce qu’il m’a extrait de
mes rêveries sur Matilda.
- Excusez-moi, n’avez-vous pas
vu un loden vert accroché à ce clou ?
- Un loden v…
Je suis pris de hoquet. Heureusement
j’entrevois la totalité de la situation avant d’ouvrir la
bouche.
- C’est ici que je l’ai
accroché, j’en suis certain, poursuit-il, ne l’avez-vous pas
vu ?
Je le fixe profondément dans les
yeux d’un regard ouvert, fidèle, franc.
- Je n’ai rien vu. Quand je suis
monté, il n’était pas là.
Mon ami Sándor tombe dans un silence
morne.
- Et après ? -
J’essaye d’en savoir plus.
- Et après ? Quoi
après ? Il s’est assis en face de moi, nous nous sommes
liés d’amitié, et jusqu’à Pest nous avons dit
du mal de l’état impossible de la sécurité publique,
où l’on ne peut même pas accrocher tranquillement son
manteau dans un compartiment sans que quelqu’un le vole.
Pesti Napló, 17 juin 1930.