Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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C’EST LA VITESSE, AUCUNE SORCELLERIE

Art et prestidigitation

Le prestidigitateur a coutume de dire, lorsqu’il dévoile son truc, pour accentuer l’effet : c’est la vitesse, aucune sorcellerie. Bien sûr, c’est aussi un truc, ce dévoilement du truc, mais c’est celui d’un artiste raffiné et non d’un saltimbanque de village – le truc de celui qui, étant lui-même un public averti, sait fort bien que le public averti ne croit guère aux forces extraterrestres, en revanche il honore volontiers l’habileté manuelle.

 

Je rencontre souvent cet esprit de l’époque joueur et compétitif, assoiffé de records, technique et factuel, incarné par des prestidigitateurs talentueux. Je parle bien d’esprit de l’époque, bien que le terme "esprit", qui évoque aussi un peu une "expérimentation", ait l’air de devenir contradictoire parmi les épithètes du nouveau prestidigitateur, puisque le truc réside justement en ce qu’il n’est plus nécessaire de croire en des esprits mystérieux, comme autrefois, pour reconnaître le miracle comme une réalité. L’ancien prophète devait se réclamer de son commerce avec Dieu, pour que la foule acceptât l’eau jaillie du rocher pour de l’eau véritable. Aujourd’hui – "c’est la vitesse, aucune sorcellerie" – même le professeur Opel n’a pas songé à évoquer le nom de quelque saint bienveillant ou même celui du Saint-Esprit, quand il a promis qu’avant quelques années sa fusée l’emmènera sur la Lune et sur Mars : il savait parfaitement que sa parole paraîtrait bien plus crédible s’il parlait plutôt de la composition du gaz oxhydrique.

C’est la vitesse, aucune sorcellerie, et l’enfant de l’époque applaudit d’autant plus volontiers le Mage sans dieu ni diable, mais parfait dans son métier, car il sait par expérience que désormais la vitesse et l’habileté produisent des miracles bien plus dignes d’émerveillement, que ceux produits pendant des millénaires par la magie et la sorcellerie.

Faire jaillir de l’eau du rocher, montrer des paysages lointains dans un miroir magique – est-ce quelque chose ? Nous faisons jaillir du son dans les airs, et le miroir magique fait revenir le passé devant nos yeux, sans aucun prophète, un projectionniste suffit.

 

Néanmoins…

Il ne faudrait tout de même pas aller trop vite en besogne.

Ce matin, pendant que je m’habillais, j’ai fait une petite statistique sur ces questions de vitesse.

Le Southern Cross a survolé notre brave vieux terrain de sport l’Océan Atlantique en vingt-cinq heures.

Dans un cas favorable je peux obtenir au téléphone mon ami new-yorkais en cinq minutes. En quelques heures je peux même recevoir sa photo la plus récente.

S’il m’arrive de faire une bêtise monumentale, cinq cents millions de personnes l’apprennent en l’espace de dix minutes.

Cent nouvelles voitures sortent chaque minute des usines de Ford.

Segrave, le pauvre, a parcouru quatre cents kilomètres en une heure. Le record des avions, c’est cinq cents.

Une pellicule de cinéma, son et image, fait le tour du monde en quelques jours.

Par contre.

Je me suis levé à huit heures et demie pour que, vaquant à mes modestes occupations, je contribue au grand œuvre du progrès rapide de l’humanité, par un travail intellectuel et physique.

J’ai mis vingt minutes pour me raser. Jules César a mis autant de temps pour se raser. Le temps de récolter les poils de ma figure, deux mille automobiles sont sorties des usines Ford, et quatre-vingt-dix mille hectolitres de gaz asphyxiants ont été produits par les puissances militaires en Angleterre dont les préparatifs de guerre font que mon inquiétude est devenue suffisamment grande pour me lever vite et me raser vite, afin de me trouver à temps à la manifestation pacifiste où nous allons solennellement protester contre les préparatifs de guerre, à supposer que les autres aussi aient déjà fini de se raser.

Bon, d’accord, on pourrait dire là-dessus que la vie organique c’est différent, on ne peut pas la hâter, on ne peut pas agir sur la croissance des poils de barbe, d’ailleurs ce ne serait pas opportun, puisque le but de l’accélération et du raccourcissement des techniques est justement le rallongement de la vie – ce ne serait pas un progrès de dire : vis mille ans, mais tout de suite !

Bien que je ne conçoive pas en quoi la production du gaz asphyxiant contribue à la prolongation de la vie, tant pis, je veux bien concéder que la vie organique c’est différent.

Mais allons plus loin.

Sur ma chemise que j’enfile en un tour de main, il y a un, deux, trois… ce serait bien, mais il n’y a ni un, ni deux, ni trois mais, en comptant aussi les manchettes, quinze boutons, qu’il faut tous boutonner, surboutonner, des boutons complémentaires et les actionner à part.

J’en arrive au col, à agrafer dans le dos, y ajuster la cravate, fermer deux boutons-pressions sur le devant, faire passer la cravate, faire une boucle, l’enfiler, la serrer, la cacher à la fin sous le col.

Vient ensuite la… bon, n’en parlons pas, notons seulement qu’il y a aussi quatre boutons, avec des transboutonneurs, des compresseurs, des dépresseurs, des ajusteurs, des perforateurs.

Quatre boutons de caoutchouc sur les supports chaussettes.

Sur chaque chaussure, dans le meilleur cas, six paires de trous pour les lacets, ce qui signifie douze enfilages, serrages, tirages, puis le bouclage en six gestes.

Pantalon. (En ordre chronologique, éventuellement avant les chaussures.) Dix-sept, entends et écris, dix-sept boutons, bretelles comprises, avec des transpositions savantes, agrafages, ajustements.

C’est la veste qui présente encore le moins de boutons et de soucis. Mais il convient d’y ajouter le remplissage de non moins que onze poches d’objets divers et variés, que l’on en a extraits la veille au soir, afin de pouvoir les y remettre le matin.

En tout tu as boutonné, reboutonné et transboutonné cinquante boutons dans un sens et dans l’autre, tu as bouclé dix boucles, tu as géré onze poches.

C’est la vitesse, aucune sorcellerie, mais celui qui prétend que douche et toilette comprises il peut exécuter tout cela en moins d’une heure est un tricheur, ou alors ce n’est pas un gentleman.

Jules César, quand on l’invitait le matin à une réunion, se couvrait d’un drap et y allait. (Il est vrai qu’un jour, comme on sait, il aurait mieux fait de moins se hâter.)

 

Tout n’est pas rose dans cette vitesse.

En cherchant un peu autour de moi il apparaît qu’il existe quelques autres actions humaines, en dehors de l’habillement, dont le rythme et le record mondial de vitesse ont non seulement très peu évolué, mais ont plutôt régressé.

Y compris dans ce qu’on appelle les transports et communications.

Il est vrai qu’il est possible de communiquer diverses nouvelles à l’humanité en quelques minutes. Mais le coefficient d’efficacité des bons conseils, autrement plus importants que les nouvelles, n’a guère changé.

Moïse par exemple a averti les gens voilà cinq mille ans qu’il n’est pas opportun de s’entre-tuer, ça ne peut mener à rien de bon. Cette instruction à prendre en considération n’est toujours pas suivie à la façon qui conviendrait.

Serait-il peut-être tout de même encore besoin de sorcellerie pour que ce conseil soit admis, compris et suivi ? Besoin de sorcellerie, ou d’un nouveau prophète investi de pouvoirs par Dieu ?

 

Car à défaut, si ce n’est pas de la sorcellerie, seulement de la vitesse – tout n’est que tour de passe-passe.

Pas de l’art, seulement de la prestidigitation de vie sociale. .

 

Pesti Napló, 29 juin 1930.

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