Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LA DÉCOUVERTE DU BALATON

Budapest, juin 1930

38-La découverte du Balaton lans ma correspondance du mois dernier que j’avais confiée à la poste locale (en effet, Budapest possède désormais un service ferroviaire et postal régulier, tout comme les pays civilisés), j’ai déjà signalé mon entretien avec une connaissance d’ici, homme cultivé, de position importante, qui affirme avec certitude qu’à quelques centaines de kilomètres de cette capitale hongroise il existe un grand lac d’une longueur de cent et quelques kilomètres et d’une largeur de trente. Bien que cet homme ne connaisse lui-même l’existence de cette merveilleuse beauté naturelle que par ouï-dire, je n’avais aucune raison de douter de ses paroles, et après avoir soigneusement déchiffré les descriptions de tous les voyageurs, et n’ayant trouvé aucune trace de la merveille en question, nous avons décidé avec mon confrère Sir John Fairfax d’organiser une expédition à la région du Grand Lac (que les indigènes appellent Bal-Aton, ce qui dans leur langue signifie très onéreux).

Notre excellent ami délégua à notre disposition un indigène civilisé et bien dressé, parlant même l’anglais, afin de nous aider de ses conseils dans nos préparatifs. Cet indigène que l’on appelle Stux dans la langue vernaculaire de ce pays, c’est-à-dire Grand Coupeur, probablement en tant que héros de luttes tribales, et qui, paraît-il, s’était déjà rendu à plusieurs reprises dans la région du Grand Lac, nous a tout d’abord prévenus qu’à la première station de notre expédition, à Schi-foque (régions des phoques ? Nous aurons vraisemblablement besoin d’équipements polaires) vit une tribu particulièrement sauvage et guerrière, les pointeurs, ou lanceurs de poignards, ces derniers habitent de façon dispersée dans des mokarsinos, dans la langue locale des casinos, ils ne connaissent pas l’argent, c’est pourquoi ils se munissent de cailloux bariolés appelés jetons, ils les apprécient beaucoup, ils peuvent les échanger contre tout, et si le voyageur leur en donne, ils ne lui font aucun mal. Sur son conseil, nous avons acheté une forte quantité de ces cailloux, vendus très cher par ici.

Les préparatifs de l’expédition ont nécessité deux semaines. Nous avons rejeté le projet d’approche du Grand Lac en avion, car selon une légende locale ancestrale, le Jeune Pêcheur, le dieu des tribus lacustres, qui naviguerait seul sur l’eau du Grand Lac, ne tolérerait pas d’être vu par le haut, et nous aurions été privés d’accompagnateur autochtone. Nous sommes convenus d’utiliser des automobiles semblables à des chars, nous les avons équipées de remorques remplies pour une grande part d’aliments, difficiles à se procurer dans ces régions. Douze journalistes autochtones, descendant des Lapons et des Indiens, se joignirent à nous, parmi eux le principal, Nez d’Aigle, que l’on appelle aussi le Grand Tapeur. L’entreprise comptait quinze membres au total, nous deux compris, les responsables de l’expédition, et naturellement Stux,.

Nous avions choisi le premier jour de juin pour le départ, tout était déjà emballé et nous avions pris congé de nos familles, lorsqu’on nous a prévenus qu’à proximité de Lepsény (la dernière station atteinte par les anciennes descriptions, une sorte de frontière sur les cartes au-delà de laquelle aucun homme civilisé ne s’était encore aventuré) un combat s’était déclenché entre les Taureaux et des Apaches, habitants semi-sauvages : je crois que c’est simplement à cause d’un typhon qu’on ne pouvait pas partir (curieusement la religion des autochtones attribue ce phénomène naturel à leur dieu nommé Meny-hért Len-gyel[1], qu’ils idolâtrent et ils l’appellent Directeur de théâtre.)

Le 7 juin notre expédition a enfin pu se mettre en route en partant de Kelenföld, dernière ville européenne où il arrive à des étrangers de séjourner.

À partir de là je ne peux qu’avoir recours à mon journal de bord.

Hongrie - 1930-38

 8 juin, 11h du matin

La tour de la gare de Kelenföld disparut à notre vue. Je prends place dans le premier véhicule avec Stux, Fairfax nous suit à bord du fourgon à bagages. Je vois encore le Danube. Des deux côtés de vertes cultures ou des jachères. Le vent du Nord apporte une forte odeur de musc et de sorgho. D’après Stux nous approchons de Nagytétény, depuis les Arbres à bière et la Forêt de porcs. 12°34’ de latitude, 98°56’ de longitude, 132°18’ de Puanteur. J’utilise mon sextant pour exécuter quelques mesures, nous faisons des photographies. Nous examinons des minéraux, une courte pause nous permet de découvrir deux fossiles dans une couche volcanique, avec des textes runiques. D’après Stux ils proviennent du livre des lois du Grand Mogol, dieu des Roseaux Rosés, deux feuilles du Courrier Pechtois, de l’antiquité, des textes que je ne comprends pas et qui expliquent qu’il ne les comprend pas. Pendant que j’écris ces lignes, le chant religieux doux amer de nos accompagnateurs nous parvient depuis la troisième voiture, j’essaye de transcrire les paroles :

 

Aou-dou-ou aou

Dou-ou-aou-douou

Aou-meferatu

Enfin

Cocon-fiance

Aou-dou-ou-ou…

 

Le 8 juin, 3h de l’après-midi

Nous nous sommes frayé un passage à travers la région forestière densément couverte de pampas. Des routes impraticables, la Grande Ligne de chargement était envahie de troupes à demi nues, appelées Cantonniers. Autour des heures de midi des hordes de sauvages hirsutes avaient assiégé notre expédition en émettant des cris de guerre effrayants. Ceux-là, on les appelle des représentants en livres, ils criaient : « mensualités, mensualités ! », ce qui signifie qu’ils voulaient nous déchiqueter. Stux qui parle leur langue, est entré en négociation avec eux, et contre une rançon nous avons réussi à les désarmer, alors ils ont allumé un feu et offert un sacrifice.

Nous avons passé près d’une grande eau sauvage non civilisée, qui n’est pas encore le Grand Lac. Pour attester le total manque d’information des autochtones, ils l’appellent lac de Venise, ignorant complètement que Venise se trouve ailleurs, en l’occurrence en Italie. Aucune trace d’hommes nulle part. Nous approchons de Lepsény, où nous espérons rencontrer des Européens. Notre stock alimentaire diminue.

 

Le 9 juin

Lepsény. Des maisons de boue, des sauvages à visage étrange, une sorte de grande auberge borde la route. Je me renseigne sur Stanley, mais il n’y est plus.

 

10 juin

Stock alimentaire épuisé. Que Dieu nous garde !

 

11 juin

Thalassa ! Thalassa !

Soudain, sur un haut plateau, j’aperçois le matin une masse d’eau énorme ! Le Grand Lac ! Le Bal-Aton ! L’expédition nage dans l’ivresse, dans l’allégresse, on a du mal à retenir Stux, il réclame sans cesse une avance.

 

12 juin

Siófok. À notre arrivée nous apercevons le premier Pointeur. Il est déprimé. Il m’invite dans son propre Morcasino. Demain j’enverrai une correspondance détaillée, par un coursier de confiance, via Lepsény. À l’angle du Grand Lac une bannière anglaise a été plantée.

 

Le 13 juin

Je suis allé un casino : pressant besoin d’argent.

 

Színházi Élet, 1930, n°27.

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[1] Menyhért Lengyel (1880-1974). Écrivain, dramaturge hongrois.