Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LA DÉCOUVERTE DU BALATON
Budapest, juin
1930
ans ma
correspondance du mois dernier que j’avais confiée à la
poste locale (en effet, Budapest possède désormais un service
ferroviaire et postal régulier, tout comme les pays civilisés),
j’ai déjà signalé mon entretien avec une
connaissance d’ici, homme cultivé, de position importante, qui
affirme avec certitude qu’à quelques centaines de
kilomètres de cette capitale hongroise il existe un grand lac
d’une longueur de cent et quelques kilomètres et d’une
largeur de trente. Bien que cet homme ne connaisse lui-même
l’existence de cette merveilleuse beauté naturelle que par
ouï-dire, je n’avais aucune raison de douter de ses paroles, et
après avoir soigneusement déchiffré les descriptions de
tous les voyageurs, et n’ayant trouvé aucune trace de la merveille
en question, nous avons décidé avec mon confrère Sir John
Fairfax d’organiser une expédition à la région du
Grand Lac (que les indigènes appellent Bal-Aton,
ce qui dans leur langue signifie très onéreux).
Notre excellent ami délégua
à notre disposition un indigène civilisé et bien
dressé, parlant même l’anglais, afin de nous aider de ses
conseils dans nos préparatifs. Cet indigène que l’on
appelle Stux dans la langue vernaculaire de ce pays,
c’est-à-dire Grand Coupeur, probablement en tant que héros
de luttes tribales, et qui, paraît-il, s’était
déjà rendu à plusieurs reprises dans la région du
Grand Lac, nous a tout d’abord prévenus qu’à la
première station de notre expédition, à Schi-foque (régions des phoques ? Nous aurons
vraisemblablement besoin d’équipements polaires) vit une tribu
particulièrement sauvage et guerrière, les pointeurs, ou lanceurs de poignards, ces derniers habitent de
façon dispersée dans des mokarsinos, dans la langue locale des casinos, ils ne connaissent pas l’argent, c’est
pourquoi ils se munissent de cailloux bariolés appelés jetons, ils les apprécient
beaucoup, ils peuvent les échanger contre tout, et si le voyageur leur
en donne, ils ne lui font aucun mal. Sur son conseil, nous avons acheté
une forte quantité de ces cailloux, vendus très cher par ici.
Les préparatifs de
l’expédition ont nécessité deux semaines. Nous avons
rejeté le projet d’approche du Grand Lac en avion, car selon une
légende locale ancestrale, le Jeune Pêcheur, le dieu des tribus
lacustres, qui naviguerait seul sur l’eau du Grand Lac, ne
tolérerait pas d’être vu par le haut, et nous aurions été
privés d’accompagnateur autochtone. Nous sommes convenus
d’utiliser des automobiles semblables à des chars, nous les avons
équipées de remorques remplies pour une grande part
d’aliments, difficiles à se procurer dans ces régions.
Douze journalistes autochtones, descendant des Lapons et des Indiens, se
joignirent à nous, parmi eux le principal, Nez d’Aigle, que
l’on appelle aussi le Grand Tapeur. L’entreprise comptait quinze
membres au total, nous deux compris, les responsables de
l’expédition, et naturellement Stux,.
Nous avions choisi le premier jour de juin
pour le départ, tout était déjà emballé et
nous avions pris congé de nos familles, lorsqu’on nous a
prévenus qu’à proximité de Lepsény
(la dernière station atteinte par les anciennes descriptions, une sorte
de frontière sur les cartes au-delà de laquelle aucun homme
civilisé ne s’était encore aventuré) un combat
s’était déclenché entre les Taureaux et des Apaches,
habitants semi-sauvages : je crois que c’est simplement à
cause d’un typhon qu’on ne pouvait pas partir (curieusement la
religion des autochtones attribue ce phénomène naturel à
leur dieu nommé Meny-hért Len-gyel[1], qu’ils idolâtrent et ils
l’appellent Directeur de théâtre.)
Le 7 juin notre expédition a enfin
pu se mettre en route en partant de Kelenföld,
dernière ville européenne où il arrive à des
étrangers de séjourner.
À partir de là je ne peux
qu’avoir recours à mon journal de bord.
8 juin, 11h du matin
La tour de la gare de Kelenföld
disparut à notre vue. Je prends place dans le premier véhicule
avec Stux, Fairfax nous suit à bord du fourgon
à bagages. Je vois encore le Danube. Des deux côtés de
vertes cultures ou des jachères. Le vent du Nord apporte une forte odeur
de musc et de sorgho. D’après Stux nous
approchons de Nagytétény, depuis les
Arbres à bière et la Forêt de porcs. 12°34’ de
latitude, 98°56’ de longitude, 132°18’ de Puanteur.
J’utilise mon sextant pour exécuter quelques mesures, nous faisons
des photographies. Nous examinons des minéraux, une courte pause nous
permet de découvrir deux fossiles dans une couche volcanique, avec des
textes runiques. D’après Stux ils
proviennent du livre des lois du Grand Mogol, dieu des Roseaux Rosés,
deux feuilles du Courrier Pechtois, de
l’antiquité, des textes que je ne comprends pas et qui expliquent
qu’il ne les comprend pas. Pendant que j’écris ces lignes,
le chant religieux doux amer de nos accompagnateurs nous parvient depuis la
troisième voiture, j’essaye de transcrire les paroles :
Aou-dou-ou aou
Dou-ou-aou-douou
Aou-meferatu
Enfin
Cocon-fiance
Aou-dou-ou-ou…
Le 8
juin, 3h de l’après-midi
Nous nous sommes frayé un passage
à travers la région forestière densément couverte de
pampas. Des routes impraticables, la Grande Ligne de chargement était
envahie de troupes à demi nues, appelées Cantonniers. Autour des
heures de midi des hordes de sauvages hirsutes avaient assiégé
notre expédition en émettant des cris de guerre effrayants.
Ceux-là, on les appelle des représentants en livres, ils
criaient : « mensualités,
mensualités ! », ce qui signifie qu’ils voulaient
nous déchiqueter. Stux qui parle leur langue,
est entré en négociation avec eux, et contre une rançon
nous avons réussi à les désarmer, alors ils ont
allumé un feu et offert un sacrifice.
Nous avons passé près
d’une grande eau sauvage non civilisée, qui n’est pas encore
le Grand Lac. Pour attester le total manque d’information des
autochtones, ils l’appellent lac de Venise, ignorant complètement
que Venise se trouve ailleurs, en l’occurrence en Italie. Aucune trace
d’hommes nulle part. Nous approchons de Lepsény,
où nous espérons rencontrer des Européens. Notre stock
alimentaire diminue.
Le 9
juin
Lepsény. Des maisons de boue, des sauvages
à visage étrange, une sorte de grande auberge borde la route. Je
me renseigne sur Stanley, mais il n’y est plus.
10
juin
Stock alimentaire épuisé. Que
Dieu nous garde !
11
juin
Thalassa ! Thalassa !
Soudain, sur un haut plateau, j’aperçois
le matin une masse d’eau énorme ! Le Grand Lac ! Le Bal-Aton ! L’expédition nage dans
l’ivresse, dans l’allégresse, on a
du mal à retenir Stux, il réclame sans
cesse une avance.
12
juin
Siófok. À notre
arrivée nous apercevons le premier Pointeur. Il est
déprimé. Il m’invite dans son propre Morcasino.
Demain j’enverrai une correspondance détaillée, par un
coursier de confiance, via Lepsény. À
l’angle du Grand Lac une bannière anglaise a été
plantée.
Le 13
juin
Je suis allé un casino : pressant
besoin d’argent.
Színházi
Élet, 1930, n°27.