Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JEU DE CARTES AUQUEL ON NE PEUT QUE GAGNER
Depuis le Moyen Âge, depuis que
l’humanité joue aux cartes, les fabricants et les esprits farfelus
se sont demandé si on pourrait inventer un jeu de cartes auquel on ne
puisse pas perdre, de même que l’alchimie, la folle magie du
magistère n’a pas cessé avec l’époque des
faiseurs d’or.
C’est une affaire compliquée.
Les jeux de cartes ont toujours
été en relation avec la notion de préjudice, cela signifie
que la chance de gagner est proportionnelle au dommage que nous causons
à notre adversaire – autrement dit, pour un homme au cœur
tendre ce jeu sensationnel ne peut pas procurer un plaisir parfait : si je
gagne, mon plaisir est gâché par la conscience douloureuse que mon
congénère a perdu, et si je perds, je ne peux pas me
réjouir sincèrement de la chance de mon adversaire.
Dans les deux cas la jouissance reste
imparfaite.
Une certaine secte scientifique,
dénommée les tricheurs,
imprégnée de la beauté de la tâche et afin de
créer une harmonie entre les partis adverses aux cartes, a trouvé
une solution qui approche presque l’idéal. Selon leur conception
il est correct qu’un seul des partis gagne chaque fois – de cette
façon l’autre parti s’habitue petit à petit à
l’état d’échec permanent – en revanche, un des
partis, le dénommé tricheur, est dans une certaine mesure
compensé pour le manque de joies intérieures par les biens bruts,
matériels ou corporels qu’il acquiert grâce à
l’argent gagné. (Voyez mariage.)
Mais ce n’est qu’une
demi-solution, qui requiert certains outils (des cartes biseautées, par
exemple), dont l’emploi n’est pas convenablement approuvé
par les principes pénaux incompétents de la psychologie moderne
(voyez les effets bienfaiteurs du masochisme, selon Freud).
Dans ce qui suit, j’ai
l’honneur de recommander un nouveau jeu de cartes à base de
canards qui apportera peut-être une solution.
Ce jeu se nomme en deux canards : on partage les canards en deux. Des cartes
spéciales sont nécessaires, au nombre de vingt ou éventuellement trente,
selon notre endurance.
Il y a quatre jokers dans le paquet, qui
remplacent tout. On les appelle : Naissance, Amour, Politique, Talent.
Les autres cartes sont de quatre
couleurs : rouge, noir, vert et blanc.
Comme au rami, on doit faire des tierces,
en l’occurrence trois canards de même hauteur, de couleur
différente, ou trois canards de même couleur, de hauteurs
successives.
On distribue trois cartes à chaque
joueur. Par la suite il convient de piocher dans le talon, jusqu’à
pouvoir former une tierce, soit avec les canards qu’il fallait, soit en
ayant mis le grappin sur un joker.
Par exemple j’ai trois canards dans
les mains qui n’ont rien à voir ensemble. À titre
d’exemple, trois journaux, comme La
Hongrie, Nouvelles de Pest ou Nouvelles de Buda.
Je parcours les petites annonces des trois
journaux. Je lis en outre leurs éditoriaux, leurs bulletins
météo et les nouvelles économiques. Je retiens où
on offre des emplois, à quel ministre il convient de s’adresser
pour un piston, sous réserve qu’il ne pleuve pas.
Maintenant je tire une carte. Elle peut
être éventuellement un billet de loterie ou un des jokers, mettons
celui de la Naissance. Si elle (la Naissance) est comme il faut[1], je pose le canard, j’attends, et
pendant ce temps j’écris tranquillement ma requête pour
obtenir l’emploi en question, au ministre compétent.
Si après cela je n’ai toujours
pas de tierce, je pioche une autre carte, tout en ayant évidemment
gardé mon joker, et je pose, mettons, le sept vert. Et je me procure
à sa place un autre canard (on trouve toujours des journaux à
vendre), que, enrichi des enseignements ci-dessus, je m’efforce de faire
fleurir, sur une base de politique pro gouvernementale, ou si cela ne marche
pas, je boursicote, je vends et j’achète, et pendant ce temps
j’écris deux trucs. (Deux bonnes comédies par exemple, que
pour le moment je garde pour des temps meilleurs.)
Maintenant, quand c’est mon tour, je
pioche encore et je tâche qu’il y ait une relation entre mes
canards, mais bien sûr de façon que personne ne voie dans mes
cartes, et que les canards avec qui je suis en relation ne soient pas au
courant non plus les uns des autres, parce qu’ils pourraient être
en mauvais termes entre eux. En matière de relation c’est une
chance particulière de posséder aussi le Joker Rouge
(l’Amour), si possible de façon à ce qu’il soit en
relation avec l’As Vert, qui pistonnera auprès du Monsieur
(le sept blanc !), mais il faut faire attention que le Joker Talent
n’y figure pas en même temps, car cela causerait un clash, je
pourrais tout jeter : Talent et Politique sont incompatibles.
Si maintenant grâce à une de
mes relations acquises, en plus de l’aide de ma carte, je prends une
autre, je deviendrai terriblement fort, et je laisserai tout le monde à
sec. Après cela il n reste plus qu’à déjouer mes
meilleurs amis, tirer Monsieur le Directeur Général, contrer la
même opinion qui auparavant était la mienne, laisser dans la
pioche mes compagnons de combat, passer la conscience, couper les plus faibles
que moi, empocher le reste et afficher dix de der.
De cette façon on ne peut que
gagner.
Au fait, j’ai oublié de dire
que ce jeu doit se jouer seul.
Színházi
Élet, 1930, n°30.