Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CESSATION DE COMMERCE

Solde de mon carnet de notes

Une de mes connaissances, un imprimeur, rapporte qu’il gagne des sommes passablement considérables ces derniers temps en fabriquant à l’attention des commerçants des affiches du genre « Cessation de commerce », « Liquidation totale ». Bien sûr, la boutique ne disparaît pas pour autant, mais en matière de prix, la confiance du public grandit à l’égard d’un commerçant qui n’a plus rien à perdre : tout m’est égal, plus rien ne compte, arrachez-vous ce qui me reste, vous me payez ce que vous voulez, j’en ai jusque-là de tout ce tintouin. Autrefois le commerçant se targuait de l’ancienneté centenaire de sa maison, aujourd’hui il tente un dernier bol d’air dans son imminente disparition. Le jeune homme mystérieux, qui à l’ombre d’une rue latérale ment en prétendant qu’il vend des articles volés, afin de réveiller le receleur qui sommeille en chacun de nous, je l’ai déjà décrit – ici j’attire seulement l’attention sur un symptôme apparenté. Cette épidémie de « cessation », « liquidation », « soldes finales » rappelle étrangement la vie mourante des villes assiégées, où la chair des charognes et des rats trouve soudain acheteurs : je peux imaginer qu’en des temps de la sorte il existe un commerçant qui ne trouve pas d’autre moyen pour se débarrasser du stock alimentaire de première qualité qui lui reste sur les bras que de le prétendre périmé ou de qualité inférieure, ou éventuellement il souille ou endommage la marchandise pour qu’elle éveille un intérêt sous une affiche « articles défectueux vendus à bas prix » - qu’y faire, le bas prix est à la mode, il convient de mouiller son vin, car le public d’aujourd’hui raisonne de façon inversée : « ce vin est léger, il n’est donc pas cher, achetons-en ».

 

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Mon carnet est plein, des thèmes pour romans, pièces, épopées. Par la présente je liquide mon carnet, un article légèrement défectueux, j’ignore pour l’instant si j’en rachèterai un nouveau, les temps sont difficiles pour la littérature : tenez, voici l’esquisse d’une nouvelle conception du monde, matière pour un chef-d’œuvre philosophique en huit volumes, vous pourrez en extraire cinq ou six paradoxes, pour amuser les dames sur la plage. Je le cède à n’importe quel prix acceptable. Des notes brèves, pour écrivains débutants. Des sujets d’articles "colorés" pour journalistes, avec un rabais spécial.

Dix objets utilitaires variés, en élégant étui cartonné, chacun vaut le prix modique que je demande pour l’ensemble !

 

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Depuis longtemps je n’ai pas eu entre les mains un petit livre aussi intelligent que celui-ci : « Conseils à l’attention des inventeurs. » Une centaine d’inventions qui n’ont pas encore été inventées, et qui seraient bien nécessaires : le mouvement perpétuel, la vitre pliable... L’inventeur enthousiaste peut choisir là-dedans ce qui correspond le mieux à sa personnalité.

Ce n’est pas seulement dans le monde de la technique qu’un tel vade-mecum pourrait être utile. Il serait pertinent de concocter un petit livre de cette sorte pour les ministres ; eux, les pauvres, feraient tout pour rendre la patrie heureuse, seulement ils ne savent pas comment s’y prendre. On pourrait dresser pour eux la liste des choses qui seraient bonnes si elles existaient, mais qui n’existent pas.

On ne devrait pas tout confier au "talent", au "génie", au "souffle divin". Il arrive que l’homme soit distrait, oublieux de ce souffle, ou qu’il soit malentendant. Il se pourrait même qu’un tel souffle n’existe pas – alors qu’il existe, sacré nom ! Il y a un dicton français selon lequel si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer, tellement il est nécessaire – mais cette tâche n’incombe tout de même pas aux électriciens et aux plombiers.

 

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Je soupçonne depuis longtemps qu’un pourcentage élevé de ceux qui se jettent dans le Danube sont de faux suicidés, s’étant mis d’accord avec des copains sans ressources pour les tirer de là et se partager les vingt-quatre pengoes de prime de sauvetage. Un fait divers presque similaire s’est produit récemment : deux écervelés se disputaient dans la rue : lequel des deux était le roi. Ils ont dû avouer au commissariat, qu’étant sans domicile, ils voulaient seulement être logés dans une petite cellule douillette de l’asile des fous.

Et quoi encore, vagabonds insolents ! Comme ça, le gîte et le couvert gratuits ? Parvenir à l’asile des fous, sans aucun piston ? Vous avez perdu la tête ?

 

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Sans commentaire. J’ai eu l’occasion de le constater dans l’affaire d’un de mes amis : les huissiers circulent en limousine aujourd’hui à Budapest.

 

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- C’est différent, cet homme-là est "bon" dans toutes les monnaies, dit l’usurier à propos de Monsieur B. – il a une grande fortune, en diverses valeurs : il a été précautionneux, il n’a jamais fait de cadeau à personne, il a toujours recouvré ses créances.

Il a été un homme mauvais tout au long de sa vie. Il est devenu un "des meilleurs", en matière de crédit.

 

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Quelle coutume imbécile de "toucher du bois" ? Il existe des gens qui touchent du bois à tout bout de champ ; bien sûr, la superstition exige que ce soit du bois qu’ils touchent. Je connais certaines personnes qui emportent tous les jours une planche dans leur poche, craignant qu’au moment crucial, quand il faudrait "toucher du bois" ils n’aient pas d’objet xylin à portée de la main.

On m’a rapporté un cas qui pourrait peut-être refroidir ces xylophiles.

On s’est enquis à la personne de sa santé. Il a répondu d’un air rayonnant qu’il ne s’était jamais aussi bien porté, qu’il n’avait aucun problème de santé, « touchons du bois ». Or il n’avait pas remarqué qu’à l’endroit où il touchait la table, dépassait un clou rouillé, qui l’a blessé à la main, une septicémie s’est ensuivie, il a fallu l’amputer du bras.

Celui-là ne touchera plus du bois.

Alors là ! Touchons du bois.

 

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Dans les affaires de paiement à tempérament, il est devenu courant ces derniers temps d’inclure dans le prix les frais de justice.

La confiance règne.

Une autre bonne affaire, ce nouveau métier ; on y a attiré l’attention de la cuisinière au grand marché ce matin. On négocie, tout à coup s’amène une grosse ménagère : à combien vendez-vous cette courge, ma belle ? Demande-t-elle à la marchande, la marchande indique un prix plus élevé que celui que tu voulais faire baisser, mais la grosse l’achète sans ciller. Alors on ne peut pas faire autrement que de la payer aussi. Il va sans dire que la grosse ménagère était de mèche et touchait un pourcentage chez la marchande.

 

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Mon ami Andor raconte. Quand il a pris sa première leçon de natation, sa panique était telle qu’il gigotait et protestait, si bien qu’avec sa corde il a fait tomber le maître-nageur dans l’eau.

Il a été sauvé, mais le maître-nageur s’est noyé.

Victime de sa vocation.

 

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Avigdor Hameiri[1], excellent poète hébreu et éminent traducteur, qui vit en Palestine, et qui a traduit en hébreu La Tragédie de l’Homme ainsi qu’une quantité d’œuvres hongroises contemporaines, récemment, de passage à Budapest, m’a rendu visite au nom de notre vieille amitié.

Il m’a raconté de belles histoires sur ce pays des Juifs heureux et satisfaits, où les coreligionnaires vivent entre eux, il n’y a pas de frottement, il n’y a pas de dignité offensée, il n’y a pas d’excès d’orgueil causé par une sensibilité maladive. Les Juifs sont donc exactement semblables aux fils de tout autre pays, ils aiment leur patrie sans chauvinisme, ils se considèrent égaux aux autres nations, pas plus mais pas moins non plus. Quel rêve de bonheur idyllique !

Je reste incrédule :

- Tout de même, il y a des différences… Une ethnie si ancienne, tu penses… Chacun de ses fils est devenu une personnalité éminente au cours des temps. Comment pourrait-il se fondre dans une entité aussi complexe qui soit à même d’être un pays autonome, une société vivable ?

- Mais voyons ! Me rétorqua Avigdor avec passion, il y a déjà chez nous quelques paysans, des cultivateurs parmi les Juifs !

- Ce ne sont tout de même pas de vrais…

- Pas des vrais ? Eh bien, si tu veux savoir, parmi nos paysans juifs il existe même de vrais analphabètes qui ne savent ni lire ni écrire !

Son visage affichait une immense fierté.

 

Pesti Napló, 13 juillet 1930.

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[1] Né en 1890 en Hongrie-mort en 1970 en Israël.