Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JOIE DES PEUPLES
Comment
s’amuse le Parc cet été ?
ous
avez raison, Monsieur le Rédacteur, et moi je n’ai pas honte de
vous présenter publiquement mes excuses. Le journal c’est le
journal, et bien qu’il soit immortel puisqu’il ressuscite chaque
matin, il meurt tout le même chaque soir, et ce que nous écrivons
dedans ne vit qu’un jour. De plus c’est l’été,
vous avez en effet raison de ne pas charger le lecteur de nourritures lourdes à digérer.
Poésie, pensées, vérités…
La vérité !...
Cela fait six mille ans que nous la
cherchons – et toi, tu veux la trouver justement ici, maintenant,
à deux heures et demie de l’après-midi ?
De toute façon, qui a envie de
connaître la vérité ?
Si au moins on pouvait plus ou moins
connaître la réalité !
Écris ce que tu vois –
pourquoi te soucier du reste ? De nos jours les livres aussi, même
les plus grands succès, se fabriquent à la façon des
reportages, rapports de situation et correspondances journalistiques –
faut-il que tu te tracasses depuis vingt ans comme un galérien à
la rédaction d’un billet du jour, in specie æternitatis[1] ?
Combien de fois encore veux-tu que je te
présente des excuses – je ne le ferai plus, c’est
sûr !
Alors, regarde autour de toi, que vois-tu.
Tiens – mais c’est le
Cirque !
Un Luna-Park estival au Bois de la Ville,
le peuple fourmille, curieux, va-t-on découvrir un nouvel amusement
cette année – ne te suffit-il pas de pouvoir être
bonimenteur devant les stands ?
Par ici, par ici, entrez, cher
public !
La Chenille, c’est nouveau, elle
n’y était pas l’année dernière. Un truc
splendide. Je peux esquisser ici l’histoire de son évolution. Au
commencement était un simple carrousel, solution géniale pour
lier la vitesse au vertige sans aller trop loin – des chars qui tournent
en rond, haut-le-cœur garanti, c’est vachement rigolo. Puis
l’estomac s’y est accoutumé, de nouvelles versions sont
apparues – des voitures se balançaient séparément,
ou elles étaient lâchement suspendues, ou elles cahotaient, plus
tard elles tanguaient comme pour s’échapper. Puis ce
système s’est combiné avec les montagnes russes – le
plateau tourne toujours en rond, les voitures suivent une piste ondulante
au-dessus, ou plus beau encore, elles remontent des pentes raides, puis les
dévalent – en trente secondes tu vois les étoiles,
l’horizon se détourne, le sol bascule sous tes pieds – tu as
envie de retourner au giron de ta mère – c’est
formidable ! Il convient de faire mention d’une idée
secondaire intéressante, l’Âne Sauvage : c’est
une voiture qui a des roues de tailles et de formes différentes, qui
secoue, retourne en arrière ou pirouette sur place – tu n’en
descends jamais sans des bleus.
La Chenille revient à des formes
plus classiques, c’est un carrousel ordinaire ondulant. Mais toutes les
cinq minutes elle se hisse, une bâche circulaire recouvre et enveloppe
tout l’alignement des voitures. Tu tournes et ondules dans une nuit
aveugle pendant des minutes, tu voles et tu maudis Dieu de t’avoir mis au
monde, si tu es seul – et si tu es avec une partenaire, les dents
claquantes tu peux te vanter de n’avoir pas du tout le vertige, ce
n’est vraiment rien pour toi qui as été colonel, pilote,
pendant la guerre, et tu lui suggères de vite te donner un baiser tant
qu’on est dans le noir, pourtant tu préférerais
qu’elle te tienne la tête et qu’elle t’encourage :
allez, tiens bon, ça va bientôt passer.
On peut dire que l’industrie
évolue, pour mieux amuser le peuple. Les montagnes russes sont de plus
en plus raides et de plus en plus vertigineuses. Et puis il y a maintenant un
canot, on le soulève à une hauteur de huit étages, puis on
le laisse retomber dans l’eau : ça éclabousse, on peut
pousser des cris. Le labyrinthe est ennuyeux, plus personne ne s’y perd,
mais les autos tamponneuses n’ont pas perdu leur charme. Une vingtaine de
petites voitures zigzaguent en tous sens, secouent, se heurtent, se cognent, on
ne peut jamais en avoir assez. En face la même chose sur un plan
d’eau, sous forme de canots. Plus loin une vraie auto, n’importe
qui peut la conduire, sans permis – un pilote est assis derrière,
c’est toi qui gouvernes et conduit, lui, il veille à ce que tu ne
fasses pas de mal à autrui, mais que toi, tu te sentes le plus mal
possible.
De l’autre côté de
l’allée, le Château des Sorcières n’a pas
résisté au temps, il a vieilli. Est-ce que cela
t’émeut encore que le plancher se dérobe sous tes pieds, ou
qu’il te cogne contre le mur, que le tabouret se mette à tourner
quand tu t’assois dessus, que le miroir te renvoie un monstre
fantomatique – autant d’épices trop fades pour ton palais,
toi qui as été éduqué à des surprises
autrement plus croustillantes à Budapest.
Tout cela est compliqué.
Il serait plus simple et plus
impressionnant de construire une tour dans laquelle tu monterais par un
ascenseur en flammes, et à l’arrivée tu recevrais dans le
noir une gifle si énorme qu’elle te ferait retomber.
Ou encore – mais à quoi bon
tourner autour du pot ?
De toute façon ça se
terminera comme ça.
L’honorable public assoiffé
d’amusements entrera soit seul, soit en nombre, gentiment, sans mot dire,
dans un local où ils seront adossés au mur et on les fusillera
d’une balle dans la tête.
Éventuellement, pour que ça
aille plus vite, on les exterminera avec des gaz mortels.
Car pacifisme par-ci, pacifisme
par-là, apparemment l’honorable public aspire à deux
extrêmes, la direction n'y peut rien – parfois j’ai
l’impression que ce n’est pas le Parc qui invente le Château
des Sorcières et l’Âne Sauvage, mais c’est
l’imagination du public qui aime souffrir et mourir, qui se
l’exige.
Masochisme de masse, sadisme de masse
– c’est par ces deux termes qu’en rend compte le reporter de
l’âme moderne.
La cause n’en est peut-être
même pas les intérêts individuels, l’avidité
d’argent et de pouvoir, la tyrannie. C’est l’honorable public
qui exige en beuglant avec enthousiasme que l’Âne Sauvage prenne en
main le gouvernail et qu’il transforme le monde en un Château des Sorcières
– c’est seulement comme cela, par ce moyen, qu’il peut
accéder à l’autre extrême de ses désirs :
jouir du stand de tir et de la machine à gifler.
Et cette magnifique invention ici,
directement à côté de l’Âne Sauvage, où
je vise la fée du Bois paisiblement somnolente dans un hamac, avec des
balles, jusqu’à ce que je réussisse à la faire
tomber de son lit ; ou cette autre où on ne gifle plus
l’ancienne poupée de bois, nous pouvons administrer des claques
à un homme réel, si nous sommes habiles ; ou le
punching-ball, le marteau, le bouc, autant de splendides opportunités
qui permettent de frapper et cogner de toutes mes forces, sans complexes, comme
sur mes aimables concitoyens.
Nous regrettons en revanche la disparition
de la "Cuisine des fous furieux" de l’année
dernière, où l’on pouvait casser des assiettes et des pots
en mille morceaux, à l’aide de boules de bois. Et qu’est
devenu le Pavillon de musique ? Mon Dieu, comme je l’aimais !
Il y avait une trentaine d’instruments différents dans une petite
pièce et les gens pouvaient jouer sur n’importe lequel, tous,
à la fois, chacun sa mélodie préférée
– on s’y sentait comme à une conférence de droit
constitutionnel.
Tout n’est qu’exercice, il
suffit de se perfectionner et tu peux redevenir un acrobate utile du cirque. Le
problème commence chez toi parce que tu voulais à tout prix te
mettre debout sur tes pieds et avec un chapeau sur la tête, ce qui
n’est pas grand-chose, même si, mettons, tu te tiens
éventuellement un peu plus stable que les autres sur tes jambes et la circonférence de ta
tête est un peu plus grande que celle des autres. Avec les mêmes
accessoires tu peux récolter un passablement beau succès, si tu
marches sur les mains et tu fais tourner ton chapeau sur un talon –
comment, tu as déjà oublié le succès musical de ce
violoniste virtuose qui, à défaut de bras, tenait son archet
entre les orteils ?
Non, non, pour l’amour du Ciel
– je disais cela juste comme ça !
Que cela ne fait pas partie du
reportage ?
Ovide, ce gamin, comment récitait-il
déjà son poème ?
« Vae,vae, care pater, nunquam
iam carmina dicam. »[2]
Pesti
Napló, 20 juillet 1930.
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