Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

UN CADAVRE SUR LA ROUTE

Le dernier portrait de Petőfi 

42-Un cadavre sur la route lhacun se rappelle depuis son enfance cette huile nauséeuse sur les murs enfumés des chambres de campagne, telle que le dépeint l’imagination scénique de Viktor Madarász[1] (quel excellent décorateur de théâtre il ferait aujourd’hui !) : un jeune homme mourant, le visage douloureux, trempant son index, tel un porte-plume antique, dans son sang qui s’écoule, il écrit dans le sable « Ma Patrie… »

Depuis hier soir j’ai lu d’un seul jet le rapport palpitant de Lajos Mikes[2] et László Kocsis sur les documents retrouvés à propos de Petőfi et Júlia Szendrey (belle édition sur quatre cents pages, préfacée par Margit Bethlen), impossible de m’endormir, cette vision m’a foudroyé : le juge d’instruction élabore en un instant une certitude fondamentale, faisant la lumière dans une enquête policière qui traîne depuis quatre-vingts ans.

L’assassinat avait été rendu possible par quelques abrutis de bonne foi, quelques perfides de mauvaise foi, et exécuté par des Cosaques. La victime était Sándor Petőfi, un jeune homme de vingt-six ans, un des plus grands témoins du dix-neuvième siècle, un esprit incandescent et probablement la plus grande promesse de la poésie de tous les temps.

Cela fait quatre-vingts ans qu’on cherche son corps, car la seule certitude dont on dispose est qu’il n’est pas resté en vie – on n’a jamais eu la certitude qu’il soit mort (il y a une nuance).

Depuis hier soir, pour moi, cette certitude existe.

J’ai du mal à me justifier : bien que ma vision soit puissante, sa source jaillit de sentiments, et si par exemple quelqu’un reconnaît instinctivement un visage dans la foule, la force des preuves et des arguments ne peut jamais être à la mesure de la conviction intime que signifie cette phrase pitoyable, formée de composants inconscients, cent millions de fois plus complexes que tous les arguments et toutes les preuves : oui, c’est lui, ça ne peut être personne d’autre.

Je n’ai que deux arguments.

En 1854, le colonel Heydte rapporte au gouvernorat, hanté par les légendes concernant Petőfi, ce qu’il avait précisément reporté dans ses notes et rigoureusement contrôlé depuis : le 31 juillet 1849, à l’issue de la bataille de Segesvár[3], sur la route entre Fejéregyháza et Héjjasfalva, à proximité de la "fontaine", il a vu le corps poignardé d’un officier de l’armée rebelle, dénudé et dépouillé. Si son attention a été attirée par cet homme, c’est parce que des documents étaient dispersés tout autour de lui, probablement rejetés par les voleurs. Il a ordonné à un soldat cosaque de ramasser ces documents. Entre divers feuillets de propagande il a trouvé une lettre, écrite à Bem[4] par un certain Farkas Kemény – l’officier devait donc faire partie de la garde de Bem. Alors il l’a regardé plus attentivement : un visage maigre et sec, bordé d’une barbe noire. La lettre est importante sur le plan militaire, le colonel est donc intéressé. Il interroge les officiers captifs, il leur décrit le cadavre. Ceux-ci affirment sans équivoque, peu de jours après la bataille, qu’il ne pouvait s’agir que d’un commandant nommé Petőfi, officier de la garde de Bem.

Comprenons-nous bien : ce Heydte n’a rien d’une adolescente rêvant de poètes. Il cherchait un soldat, à sa façon forgée à la pratique séculaire des enquêtes policières. Il n’est pas tombé sur les traces d’un poète nommé Petőfi, mais celles d’un commandant nommé Petőfi.

En revanche s’il ressort que, parmi les derniers signes de vie du poète Petőfi, il existe des données permettant de comprendre certains détails dans la description reçue de l’examen sur place du commandant mort supposé être Petőfi, alors ces trois choses, le poète Petőfi, le commandant Petőfi et le cadavre sur la route, ne peuvent être qu’une et même personne.

Or de telles données existent.

Petőfi date sa dernière lettre à Júlia du 30 juillet, la veille donc de la bataille de Segesvár. Dans cette lettre il relate que Bem avait emporté des "appels à la révolte" en Moldavie, avant de le rencontrer.

Si Petőfi, sous le coup de l’émotion, dans cette lettre griffonnée à la hâte, trouve cet épisode digne d’être mentionné, cela signifie que c’était le moment où il avait une bonne raison de s’en préoccuper : manifestement Bem l’avait chargé de garder quelques-uns de ces documents prélevés de sa correspondance militaire, et parmi lesquels pouvait se trouver l’échange épistolaire avec Farkas Kemény.

Le tableau de Madarász demande désormais d’être repeint, selon la vision de cette réalité : ce que Heydte a vu sur la route, était bel et bien le cadavre de Petőfi !

Un tableau différent de celui du brave Madarász.

Un tableau réaliste, plus digne de Petőfi, dont les poèmes paysages, les poèmes portraits rappellent les toiles des plus grands et plus nobles peintres naturalistes français du dix-neuvième siècle, en grandeur nature.

Un tableau plus mouvementé, plus réel – pourtant ô combien stupéfiant.

 

Lumière vive de l’été. Un nuage de poussière flotte au-dessus de la route – il ne s’est pas encore déposé depuis qu’il a été soulevé par la course folle des charrettes, les godillots des hordes de militaires sales. Des choses redoutables, honteuses se sont déroulées hier après-midi sur cette route et les champs environnants. Des fuyards coupés des autres depuis Fejéregyháza ont été rattrapés et encerclés par les Cosaques qui poursuivaient le général Bem. Ils attendaient là, à proximité, jurant et crachant – dès qu’un des fuyards apparaissait en titubant parmi les maïs, gris comme la cendre, pour traverser la route, ils se jetaient sur le malheureux à trois ou quatre, l’un l’assommait, l’autre le transperçait. Puis ils l’abandonnaient pour courir "une demi-verste" plus loin. Près du puits, un autre fuyard – il a l’air d’être un officier, un type maigre et nerveux, portant un pantalon civil. Attrapons-le !... L’officier se retourne – il les aperçoit… peut-être voudrait-il fuir ou retourner dans la haute végétation… Ils le rattrapent d’un saut.

Plus tard, vers l’aube, d’autres troupes errantes se traînent sur la même route. Ils flairent où trouver mieux que du maïs cru à manger, ou des frusques valables, des bottes pour remplacer les godillots ensanglantés. Regarde, mon frère, quelle belle redingote sur ce cadavre – il n’en aura plus guère l’usage ! Avec un peu de chance il a gardé dans ses poches quelque chose à se mettre sous la dent, ou des pièces ou une montre en argent… et dans la grisaille, des hyènes misérables, épuisées, tiraillent le corps, lui arrachent veste et chemise, lui retournent les poches.

Vers midi un colonel autrichien passe par là à cheval, son ordonnance cosaque trotte derrière lui, ils sont dégoulinants de sueur. Gottverdammte Hitze ![5] – Tiens, encore un cadavre, halt !

Et le cheval écumant de Heydte s’arrête un instant. Un cadavre à demi dénudé gît à ses pieds. Heydte s’essuie le front, cligne des yeux. Des débris de papiers – qu’est-ce que ça peut être ? Il regarde autour de lui, le Cosaque somnole. Hé, toi, Rousski – le diable emporte ton dialecte ! Et parce qu’il ne peut pas parler avec lui, il lui montre par signes de sauter de son cheval pour ramasser les documents. Le Cosaque s’exécute – le colonel trie les papiers en lançant les rênes au cou du cheval – tiens, celui-ci est intéressant : une lettre à Bem, ce vieux porte-malheur ! Elle n’est pas facile à déchiffrer non plus. Mais qui pouvait être cet officier, porteur de la lettre ?

Et maintenant il jette un regard dessus. Une barbe à la Kossuth, de trois jours – mais un visage vraiment intéressant, pas ce type de malandrin, comme les journaux satiriques viennois représentent le rebelle "Magyar". Un front haut, des lèvres minces, fières, un nez fin et étroit. Ses yeux, ouverts, de grands yeux noirs, pleins de feu et de passion hier encore, fixent maintenant rêveusement le ciel. Une mouche à viande à dos vert s’installe sur le front, les sourcils ne frémissent même pas. Une pensée fait mécaniquement frissonner le colonel : cette immobilité est effrayante ; puis il est traversé par un sentiment incertain : il serait convenable d’ôter sa coiffe avant de poursuivre. Mais il se sent gêné devant le Cosaque. Bah ! Il découvrira au camp qui cela peut être, on doit être au courant, il enverra éventuellement quelqu’un pour le ramasser.

Et l’image se fige encore un moment : en bas, dans la poussière et la saleté, une figure humaine, torse nu, les genoux remontés, assommée comme un chien teigneux – des mouches festoient dans son sang caillé qui colle ses mèches brunes en bataille à son front. Et au-dessus de lui, sur son cheval haut sur pattes le soldat fier, chamarré, distrait, les yeux curieux – le cheval regimbe, impatient. Le vivant siffle une fois, se détourne – puis part au trot, le cosaque derrière lui. Le mort reste là, seul dans la poussière, et continue de regarder, immobile, dans la profondeur du ciel sans nuage.

 

Peut-être qu’il lui parle, dans ce langage des objets inertes et immortels, des rochers millénaires, des astres lointains qui parlent à la nature muette.

Je suis un objet mort, comme les rochers et les étoiles.

Hier j’étais encore vivant, j’étais un homme, je m’appelais Sándor Petőfi. J’avais une épouse aimante, un petit garçon qui gazouillait – j’avais vingt-six ans, une vie était devant moi, opportunités enivrantes d’immense bonheur et de gloire, car j’étais poète, une rareté aussi merveilleuse parmi les vivants que le diamant parmi les pierres mortes : plus brillant dans mon départ que les meilleurs au sommet de leur art.

Qu’aurais-je pu devenir ? Je suis né pour vivre et pour rayonner, pour donner un exemple inouï au monde, et maintenant je suis ici, de la poussière grise.

Je cherchais la vie et j’ai trouvé la mort. Je suis allé à sa rencontre de moi-même. J’ai eu tort de le faire, je le sais maintenant, mais je n’ai pas pu faire autrement. Pour moi la poésie ne résidait pas dans l’art de beaux poèmes – ma poésie était une déclaration littérale de ce que je ressentais à tout moment ; dans la vie je croyais, je voulais, j’aimais et je haïssais. Ce que je décrivais, le poème, reflétait tout ce que je voulais faire et sentir, comment je voulais vivre et agir : ma destinée. Il n’y avait pas de différence entre mes passions "artistiques" et "humaines", j’ignorais que de telles différences fussent possibles. Quand je sentais et j’écrivais qu’il fallait y aller, alors j’y allais. Voilà deux semaines, déçu et écœuré, j’ai tourné le dos à la politique et à la lutte, je me suis rendu à Torda[6] à titre privé – mais un matin quelqu’un est venu me dire que Bem voulait me voir. Il m’est venu à l’esprit ce que j’avais écrit de l’Étoile d’Ostrolenka[7] – j’ai alors abandonné femme et enfant, car je n’aurais pas pu vivre une seconde de plus avec l’idée que ce que j’ai toujours éprouvé et écrit sur Bem, la liberté et la victoire, signifierait pour moi autre chose dans la réalité que dans la poésie.

Je le sais désormais : si quelqu’un, un poète hongrois, prend littéralement ce qu’il écrit, il ne s’ouvre à lui qu’une seule issue, clairement et inexorablement : le calvaire et le martyre.

Je gis désormais ici, symbole éternel, signe avertisseur du grand Impossible : être un poète hongrois, croire et voir la vérité, et agir en conformité avec ce que je vois et je crois.

Qu’advienne après moi le déluge des poèmes – que viennent "l’art" et "la vie", deux choses différentes qui coexistent gentiment, sans s’offenser, ils s’accordent pour moitié. Hier je n’aurais pas compris cela, mais aujourd’hui je garde le silence – j’admets que cela puisse aussi être possible.

Et si maintenant, après l’avoir appris, je réussissais, soit en ce moment, soit dans de nombreuses années, dans l’âme d’un autre poète hongrois – je n’écrirais plus « Ne vaincrions nous pas ? », et je n’écrirais plus « En avant, Hongrois ! » - j’écrirais plutôt :

« D’autres doivent être mutilés, d’autres doivent périr… »

Ou de plus terribles encore, la malédiction avec laquelle cet autre aura laissé ici le monde dans soixante-dix années – l’autre qui avait quarante ans et qui ne croyait plus que la poésie et la réalité pussent jamais se retrouver dans la plaine hongroise :

 

            Dieu punisse celui qui suit mes traces.

            ………………………………….

            Et s’il peut trouver femme,

            Qu’il ne puisse pas l’embrasser

 

afin d’assécher la semence de cette splendeur désespérée et inutile qui émane de Genius dans la nuit des aveugles[8].

Le reste est silence.

 

Pesti Napló, 27 juillet 1930.

Article suivant paru dans Pesti Napló

 

Suite du recueil

Thème "Hongrie"

 



[1] Viktor Madarász (1830-1917). Peintre romantique hongrois.

[2] Lajos Mikes (1872-1930) ; László Kocsis (1903-1970). Journalistes hongrois. Júlia Szendrey (1828-1868). Épouse de Petőfi. Margit Bethlen (1882-1970). Épouse du  premier ministre.

[3] Ville de Transylvanie, actuellement Sighișoara, en Roumanie.

[4] Josef Bem (1794-1850). Général polonais, un des chefs de la guerre d’indépendance hongroise de 1848-1849.

[5] Maudite chaleur !

[6] Aujourd’hui Turda en Roulanie.

[7] Ville de Pologne, lieu de batailles en 1807 gravée sur l’Arc de Triomphe de l’Étoile.

[8] Allusion à la pièce de Karinthy : Danse des papillons.