Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Mr DODSWORTH ET STRINDBERG

Lettre ouverte

Cher Sinclair Lewis,

 

J’ai le bonheur de vous connaître personnellement, vous vous en souvenez peut-être. En effet nous nous sommes rencontrés un jour par hasard à Vienne, lors de vos pérégrinations européennes, et pendant trois jours nous avons joui ensemble de l’hospitalité d’un confrère écrivain dans son château de Lainz. Je n’avais pas lu alors vos livres magnifiques et légitimement mondialement célèbres, tout ce que je savais c’est que vous étiez un écrivain américain, un Yankee ouvert et joyeux, cultivé à l’européenne, un homme sensible, gracieux, raffiné, impartial, un gentleman, que plus tard, après la lecture de vos livres, j’ai pu sans réserve identifier à l’excellent écrivain, leur auteur.

Car j’ai lu depuis Babbit, Arrowsmith, Elmer Gantry, et dernièrement Sam Dodsworth, ce roman et confession bouleversante, souvenir de votre voyage européen.

C’est pourquoi je prends aujourd’hui la plume, encore sous l’effet de pensées et passions diverses, voire de vieilles blessures que ce livre a rouvertes et remuées en moi, et aussi pour vous rendre compte du succès de votre œuvre en Hongrie.

Vous n’ignorez sans doute pas que Mr Dodsworth a été accueilli sans plaisir en Angleterre. En effet cet homme, ce brave et honnête fabricant d’automobiles, après trente ans de travail acharné, a fait un petit saut en Europe, avec sa petite femme adorée, la mignonne petite Fran, quarante ans mais n’en avouant et n’en ressentant que vingt-cinq. Son but était de raconter, après son retour, un peu tristement mais sincèrement, de bonne foi, sans aucune explosion dramatique ni philippique lancée vers le ciel, ce qui lui était arrivé. Ce qui lui est arrivé, c’est qu’il a traîné pendant deux ans un peu partout : à Paris, Londres, Rome, Berlin, Vienne, Venise et Naples, il a vu le Vésuve et la Vallée d’Engadine, il a vu le Colisée et la maison natale de Socrate. Mais de tout cela il ne garde qu’un seul souvenir précis : c’est que sur les sept cents soirées il en a passé au moins cinq cents dans différents clubs internationaux et il attendait là, dans le plus mortel ennui, que sa petite femme charmante et désarmante eût suffisamment dansé et flirté, pour la raccompagner à l’aube à leur hôtel. Cela ne l’a nullement fâché, d’une part un gentleman moderne sait très bien que la femme d’aujourd’hui a autant le droit aux joies de la vie que l’homme, d’autre part c’est le devoir de l’homme fort d’aimer un petit ange doux, faible et fragile et de veiller tendrement sur elle. Mais à la fin il lui a semblé tout de même que ses congénères hommes européens interprétaient différemment sa tendresse, ils flattaient et courtisaient sa femme à ses frais, ils eurent aussi des liaisons avec elle, jusqu’à ce que sa petite femme adorée, la pubère parvenue à l’âge d’être grand-mère entre-temps, fût devenue si méchante et insupportable qu’il a été contraint de tout planter là et de se sauver sous l’effet de la panique, pour commencer ce qu’on appelle une vie nouvelle, à l’âge de cinquante ans.

L’Angleterre n’a pas apprécié ce modeste petit reportage. On prétendait que c’était une insolence de clouer au pilori une dame si fine et si cultivée, a fortiori si elle est épouse et mère, les épouses et les mères ressentent cela comme une offense indigne, et de toute façon, Monsieur Dodsworth dépeint son expérience londonienne dans un style trop direct.

Chez nous à Pest votre nouvelle Odyssée n’a pas été perçue d’une façon aussi dramatique. On a dit qu’il s’agissait d’un livre bien écrit, drôle, intelligent et clairvoyant, œuvre d’un écrivain modéré et mesuré, qui connaît bien les hommes, qui ont l’œil et l’humour, qui ne généralise pas, qui n’a rien d’un misogyne aveugle et écervelé, il comprend les choses et esquisse un sourire indulgent – ce n’est pas un Strindberg, il est plus proche d’Anatole France et de Flaubert.

 

Pour moi, l’effet des confessions de Strindberg est au sentiment avec lequel j’ai reposé Dodsworth comme si ce Norvégien hirsute m’avait bercé dans la vie idyllique de Paul et Virginie, ou de Daphnis et Chloé.

Je ne parlerai pas des valeurs artistiques de votre roman, Mr Sinclair Lewis, c’est l’affaire des esthètes. Moi je prends votre roman pour ce que toute œuvre authentique doit être : un aveu, un témoignage sous serment, une confrontation in situ entre l’écrivain et l’esprit de son temps. Le crime est à imputer à l’esprit du temps, et l’écrivain ne peut pas dire autre chose que : voilà ce que j’ai vu, je ne peux pas dire autre chose, Dieu m’en est témoin.

Et en toute simplicité, en tant qu’autre témoin du temps qui était également présent quand le crime a été perpétré, j’affirme que j’ai vu moi aussi la même chose, par conséquent si deux personnes en deux coins différents du monde ont vu la même chose, alors les deux témoignages recoupés se renforcent et confirment les faits.

Alors voyons, où en sommes-nous avec ce crime dont nous connaissons si bien tous les deux la victime innocente, Mr Dodsworth ?

 

Car ce n’est pas la charmante petite Fran qui a commis le crime, elle n’a pas pu le commettre, c’est certain. Fran n’a rien d’un vampire suceur de sang, d’un tueur, d’un assassin sournois de son ennemi héréditaire, l’homme, comme l’est l’héroïne de La danse macabre. Fran est un être faible d’esprit et faible de nerfs, objet de ses humeurs. Elle a un unique et exclusif programme dans sa vie, se sentir à l’aise, et ceci ne présuppose nullement que l’homme se sente mal à l’aise, a fortiori qu’il meure.

Ceci n’en est pas la condition, seulement la conséquence.

Ce sont ces deux choses que confondent ceux qui sont d’avis que, par rapport à la vision de Strindberg, votre Dodsworth apporte un apaisement et une compréhension dans l’intelligence de la relation hommes femmes.

Or la situation du mari et de l’homme est beaucoup plus horrible aujourd’hui dans le monde civilisé qu’elle n’était au temps de Strindberg – seulement il la voit moins clairement sa situation.

 

La méchanceté et la cruauté tragiques de la femme chez Strindberg – désormais, dans la perspective d’un demi-siècle, on voit bien l’erreur du génie malheureux – ne sont pas une méchanceté et une cruauté spécifiquement féminines au sens archaïque du terme. Ces traits peuvent ressortir à l’occasion à n’importe quel être vivant, homme ou femme, qui combat.

La révolution des femmes révoltées à l’époque des Nora avait dépassé le stade de la lutte pour la liberté au temps de Strindberg : c’était désormais une guerre de conquête à la vie à la mort, pour les principaux biens de la Vie, dont chacun sait qu’une partie doit travailler et souffrir, pour que l’autre partie en jouisse.

Cette guerre de conquête s’est terminée par la victoire totale de la femme bourgeoise, et quant aux biens de la vie, les formes de l’existence en Europe et en Amérique font que l’homme doit travailler et c’est la femme qui en jouit.

 

Les descendants des conquérantes ne sont plus des combattantes sanguinaires, elles peuvent aussi bien être de belles âmes cultivées et morales, pourquoi pas – ce n’est pas de la faute des femmes si c’est à elles que les ancêtres ont laissées le pouvoir en héritage. D’ailleurs elles ignorent tout de ce pouvoir que la lâcheté et la bêtise leur ont remis entre les mains – elles considèrent cela comme l’ordre naturel des choses, de même que les monarques considèrent la grâce divine !

Et l’opprimé, qu’une convention dépassée nomme encore le "maître", le "mari" de la femme, ne comprend qu’au crépuscule de sa vie que toute joie et toute liberté ont été absentes de sa vie "laborieuse" – et s’il les cherche bien, il peut les retrouver dans les souvenirs de sa "compagne".

Elle n’a rien volé. C’est lui-même qui les a remis, par galanterie chevaleresque, car d’autres aussi le font, cela se fait.

Sam n’a que huit ans de plus que sa femme, physiologiquement ils ont pratiquement le même âge. Pourquoi considère-t-il, comme par devoir, l’autre comme son enfant, "sa petite fille", cette enfant bel et bien adulte, dont il doit paternellement supporter les caprices ?

Simplement parce que dans ses relations aux beautés et aux joies de la vie il a effectivement trente ans de plus qu’elle – mais où sont partis ces trente ans ? Ils ont été consacrés aux soucis et au travail pour que la femme puisse rester belle et jeune – et le malheureux ressent maintenant comme une loi ancestrale "par la grâce de Dieu", découlant de la différence des genres, que sa compagne soit restée une enfant souple et belle et heureuse et irresponsable, alors que lui est devenu une souche maladroite, un vieux, un simple faire-valoir gris, discret, un cadre élégant pour ce rayonnement. Or il n’est nullement question de quelque grâce de Dieu, la grâce de Dieu est incarnée par quelques boîtes de poudre de riz, des flacons de parfums, une "condition physique" déchargée de tout souci et soigneusement préservée, et ce maquillage gardien de jouvence par lequel la vanité imbécile d’autocélébration permanente repousse les limites physiques et psychiques de la maturité.

Fran n’est pas une mauvaise femme. Elle n’a rien de bestial. Elle veut simplement être heureuse, mais à tout prix. Et comme il est écrit que seul l’enfant est un être heureux, elle s’est faite enfant, sans s’apercevoir que les années nécessaires pour son retour à l’enfance, elle les a empruntées à la vie de Sam, petit à petit, sur une base de tu-ne-les-reverras-plus.

Et l’époque assiste à ce rapt de vie et à cette exploitation de liberté avec une bonhomie joviale – elle applaudit, elle considère que c’est dans l’ordre des choses.

 

Mr Sinclair Lewis, de votre livre américain "raisonnable" je tire l’enseignement que les cinglés et les extrêmes ne sont pas ceux qui prennent au sérieux les prophéties de Strindberg, visionnaire de l’âme européenne "malade" – mais plutôt les aveugles et les imbéciles qui n’ont toujours pas compris que cette prophétie est depuis longtemps devenue réalité, et que désormais on aurait besoin d’un prophète qui saurait montrer l’issue pour fuir et sauver cette société d’hommes condamnés.

 

Pesti Napló, 17 août 1930.

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